— Le robinson suisse —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Comme nous attendions d’un moment à l’autre le commencement de notre second hiver, nous profitâmes de chaque minute de beau temps pour faire provision de tout ce qui pouvait nous être utile, graines, fruits, pommes de terre, riz, goyaves, pommes de pin, manioc. Nous confiâmes aussi à la terre toutes les graines et toutes les semences d’Europe que nous avions en notre possession, afin que la pluie les fît lever.

L’horizon se couvrit de nuages noirs et épais; de temps en temps nous recevions des ondées qui nous faisaient hâter nos travaux; nous étions effrayés d’éclairs et de coups de tonnerre continuels, que répétaient les échos de nos montagnes. La mer elle-même avait pris sa place dans ce bouleversement de la nature; elle semblait, dans ses fréquentes commotions, s’élancer jusqu’au ciel, ou engloutir notre modeste réduit. La nature entière était en confusion. Les cataractes du ciel s’ouvrirent même plus tôt que je ne m’y attendais, et nous nous enfermâmes pour douze longues semaines dans notre grotte. Les premiers moments de notre réclusion furent tristes; la pluie tombait avec une désespérante uniformité; mais nous nous résignâmes enfin.

Nous n’avions avec nous dans la grotte que la vache, à cause de son lait, le jeune ânon Sturm, et l’onagre comme coureur. Nous avions laissé à Falken-Horst nos moutons, nos cochons et nos chèvres, où ils étaient à l’abri et avaient du fourrage en abondance. Du reste, on allait chaque jour leur porter quelque chose. Les chiens, l’aigle, le chacal, le singe, dont la société devait nous égayer durant cette prison, nous avaient aussi suivis.

Les premiers jours furent donnés à améliorer notre intérieur. La grotte n’avait que quatre ouvertures en comptant la porte. Les appartements de mes fils et tout le fond de l’habitation restaient constamment plongés dans une obscurité profonde.

Nous avions pratiqué, il est vrai, dans les cloisons intermédiaires, des ouvertures, que nous fermions avec des châssis à jour ou des toiles minces; mais le jour était si obscurci, qu’il parvenait à peine au milieu de la grotte. Il fallait éclairer l’appartement : voici comme j’y parvins.

Il me restait un gros bambou qui se trouvait par hasard être de la hauteur de la voûte; je le dressai et l’enfonçai en terre d’environ un pied; puis, faisant appel à l’agilité de Jack, je le fis monter jusqu’en haut, muni d’une poulie, d’une corde et d’un marteau. Je lui fis enfoncer dans le rocher la poulie, puis passer la corde par-dessus, et je suspendis à la corde une grosse lanterne prise au vaisseau. Franz et ma femme furent chargés de l’entretenir; et, quand elle était allumée au milieu de l’appartement, elle faisait le meilleur effet.

Ernest et Franz rangèrent alors la bibliothèque; ils mirent en ordre les instruments et les livres que nous avions recueillis sur le vaisseau; et je pris Fritz avec moi pour établir la chambre de travail.

Nous établîmes ensuite un tour près de la fenêtre, et j’y suspendis tous les instruments qui pouvaient m’être utiles. Nous construisîmes même une forge; les enclumes furent dressées, tous les outils de charron, de tonnelier, que nous étions parvenus à sauver, furent posés sur des planches. Les clous, les vis, les tenailles, les marteaux, etc., tout eut sa place et fut rangé de manière à pouvoir être facilement retrouvé au besoin, et avec un ordre extrême. J’étais heureux de pouvoir ainsi tenir en haleine mes enfants par ces travaux multipliés.

Les caisses que nous avions recueillies contenaient beaucoup de livres en plusieurs langues. Il s’y trouvait des ouvrages d’histoire naturelle, des voyages, dont quelques-uns étaient enrichis de gravures.

Cette variété nous inspira le désir de cultiver les langues que nous savions, et d’apprendre celles que nous ne savions pas. Fritz et Ernest savaient un peu d’anglais; ma femme, quelques mots de hollandais; Jack s’appliqua à apprendre l’espagnol et l’italien; moi, le malais : car la position où je nous supposais me faisait croire que nous pourrions être d’un jour à l’autre en relation avec des Malais.

Dans tous ces exercices d’intelligence, Ernest était le premier, et il y portait une telle ardeur, que nous étions souvent obligés de l’arracher à l’étude.

Nous avions encore beaucoup d’autres objets de luxe dont je n’ai pas parlé, tels que commodes, secrétaires, et un superbe chronomètre; ce qui faisait de notre demeure un véritable palais, ainsi que l’appelaient mes enfants.

Nous résolûmes alors de changer son nom; la tente n’y jouait plus un assez grand rôle pour lui conserver celui de Zelt-Heim; après bien des hésitations et des contestations, nous adoptâmes simplement le nom de Felsen-Heim (maison du rocher).

Johann David Wyss

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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