— Les robinsons suisses —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Vers la fin du mois d’août, lorsque je croyais l’hiver presque terminé, il y eut quelques jours d’un temps épouvantable; la pluie, les vents, le tonnerre, les éclairs parurent augmenter de violence; l’Océan inonda le rivage et resta agité d’une manière effrayante. Oh ! combien alors nous fûmes joyeux d’avoir construit cette solide habitation de Felsen-Heim ! Le château d’arbre de Falken-Horst n’aurait jamais résisté aux éléments déchaînés contre nous.

Enfin le ciel devint peu à peu serein; les ouragans s’apaisèrent, et nous pûmes sortir de la grotte.

Nous remarquâmes avec étonnement les piquants contrastes de la nature, qui renaissait au milieu de toutes les traces encore récentes de dévastation. Fritz, toujours au guet, et dont l’œil aurait presque rivalisé avec celui de l’aigle, s’était élevé sur un pic, d’où il aperçut bien loin, dans la baie du Flamant, un point noir dont il ne put préciser la forme, et, après l’avoir considéré avec beaucoup d’attention, il m’affirma que c’était une barque échouée à fleur d’eau.

Quoique muni de ma lorgnette, je ne pus voir assez distinctement cet objet pour dire quelle en était la nature.

Il nous prit fantaisie d’aller visiter cette masse, nous vidâmes l’eau dont la pluie avait inondé notre chaloupe, nous y mîmes tous les agrès nécessaires, et je résolus d’aller le jour suivant, accompagné de Fritz, de Jack et d’Ernest, reconnaître ce que la mer nous apportait de nouveau.

À mesure que nous avancions, les conjectures se succédaient et se croisaient plus rapidement : l’un croyait voir une chaloupe, l’autre un lion marin; il affirmait même apercevoir ses défenses; quant à moi, j’opinai pour une baleine, et à mesure que nous avancions je me confirmai dans cette idée. Nous ne pûmes cependant approcher du monstre échoué, car un banc de sable s’élevait dans cet endroit de la mer, et les flots, encore agités, étaient trop dangereux pour nous hasarder sur cette plage. En conséquence, nous tournâmes le petit îlot sur lequel la baleine était étendue, et nous abordâmes dans une petite anse à peu de distance. Nous remarquâmes, en côtoyant ainsi, que l’îlot était formé de terre végétale, qu’un peu de culture pourrait améliorer. Dans sa plus grande largeur, sans y comprendre le banc de sable, cet îlot pouvait avoir dix à douze minutes de chemin; mais il ne semblait pas être séparé du banc, et son étendue en paraissait doublée. Il était couvert d’oiseaux marins de toute espèce, dont nous rencontrions à chaque pas les œufs ou les petits; nous en recueillîmes quelques-uns, afin de ne pas rentrer les mains vides auprès de la mère.

Nous pouvions suivre deux chemins différents pour arriver à la baleine : l’un désert, mais interrompu par de nombreuses inégalités de terrain qui le rendaient excessivement pénible; l’autre, en côtoyant la rive, était plus long et plus agréable. Je pris le premier, mes enfants suivirent l’autre. Je voulais connaître et examiner l’intérieur de l’île. Quand je fus au plus haut point, j’embrassai du regard le terrain semé d’épais bouquets d’arbres. À environ deux cents pas de moi j’apercevais cette mer grondante qui se brisait sur le sable et qui m’avait effrayé, mais à dix à quinze pas de l’extrême rive de l’îlot : j’examinai alors la baleine, qui était de l’espèce qu’on appelle communément du Groenland.

Je jetai ensuite un coup d’œil vers Falken-Horst, Felsen-Heim et nos côtes chéries; puis, faisant un coude, je me dirigeai vers mes enfants, qui m’eurent bientôt rejoint en poussant des cris de joie.

Ils s’étaient arrêtés à moitié chemin pour ramasser des coquillages, des moules et des coraux, et chacun en avait presque rempli son chapeau.

« Ah ! papa, s’écrièrent-ils, voyez donc quelle belle et riche provision de coquilles et de coraux nous avons trouvée ! Qui donc a pu les apporter ici ?

MOI. C’est la tempête qui vient de soulever les flots et qui aura arraché ces coquillages de leur poste habituel; au reste, la force des flots n’est-elle pas immense, puisqu’ils ont apporté une aussi énorme masse que celle-ci ?

FRITZ. Ah ! oui, cet animal est énorme; de loin je n’aurais jamais cru qu’une baleine fût aussi grosse. N’allons-nous pas chercher à en tirer parti ?

ERNEST. Ah ! qu’est-ce qu’il y a de curieux à voir ? cette bête n’offre rien de beau; j’aime mieux mes coquillages. Voyez, mon père, j’ai là deux belles porcelaines.

JACK. Et moi, trois magnifiques galères.

FRITZ. Et moi, une grande huître à perle; mais elle est un peu brisée.

MOI. Oui, mes enfants, vous avez là de beaux trésors, qui, en Europe, feraient l’ornement de plus d’un musée; mais ici les objets curieux doivent le céder aux objets utiles. Ramassez vos coquillages, et hâtons-nous de revenir au bateau; dans l’après-midi, lorsque le flot pourra nous aider à approcher de l’îlot, nous reviendrons, et nous tâcherons d’utiliser le monstre que la Providence nous a envoyé. »

Les enfants furent bientôt prêts. Seulement je remarquai qu’Ernest ne nous suivait qu’à regret. Je voulus en connaître la raison, et il me pria de l’abandonner seul sur cet îlot, où il voulait vivre comme un autre Robinson. Cette pensée romanesque me fit sourire.

« Remercie le Ciel, lui dis-je, de ne t’avoir pas séparé de parents et de frères qui t’aiment. La misère, les privations de toute espèce, l’ennui mortel, tel est l’état d’un Robinson, quand il ne devient pas dès les premiers jours la proie des bêtes féroces ou de la famine. La vie de Robinson n’est belle que dans les livres, elle est affreuse en réalité. Dieu a créé l’homme pour vivre dans la société de ses semblables. Nous sommes six dans notre île, et cependant combien n’avons-nous pas souvent de peine à nous procurer les choses indispensables à notre existence ! »

Nous atteignîmes le bateau et nous partîmes avec joie, y compris Ernest, que j’avais convaincu; mais nos petits rameurs se lassèrent bientôt, et ils me demandèrent si je ne pourrais pas épargner ce travail à leurs bras. Je me mis à rire et leur dis : « Eh ! mes enfants ! si vous pouvez me procurer seulement une grande roue de fer avec un essieu, j’essaierai de satisfaire votre désir.

FRITZ. Une roue de fer ? Il y en a une magnifique dans notre cuisine; elle appartenait à un tournebroche, et je vous la procurerai facilement, pourvu que ma mère ne s’en serve point.

MOI. Je verrai ce que je pourrai faire; mais maintenant, enfants, redoublez de bras, et luttez courageusement contre les flots, jusqu’à ce que la pirogue puisse marcher sans vous fatiguer. »

Fritz voulut alors savoir à quel règne appartenait le corail; « car j’ai lu quelque part, me dit-il, que c’est une espèce de ver.

MOI. Le corail se forme par l’agglomération des cellules de petits polypes qui vivent en familles nombreuses. Ils bâtissent leurs cellules l’une contre l’autre, et forment ainsi des couches qui ressemblent aux branches d’un arbre.

ERNEST. Mais ces arbres n’ont jamais plus de deux à trois pieds.

MOI. Il est merveilleux de voir comment la nature sait produire des choses immenses avec de petites causes. Le travail de ces petits insectes donne pour résultat, au bout de longues années, des rochers énormes qui interceptent la navigation, et qui sont fort dangereux pour les navires quand ils sont à fleur d’eau. »

Tandis que nous parlions, il s’éleva une petite brise dont nous nous hâtâmes de profiter, et nous arrivâmes au rivage. Nos enfants racontèrent tout ce qu’ils avaient vu et fait, et leurs coquillages firent l’admiration de Franz; mais quand j’annonçai mon projet de retourner le soir même à l’îlot, ma femme déclara qu’elle voulait partager les périls de l’expédition. J’approuvai son idée, et je lui dis de préparer de l’eau et des provisions pour deux jours; car la mer est un maître capricieux, et elle pourrait fort bien nous forcer à rester sur l’îlot plus de temps que nous n’en avions le dessein.

Johann David Wyss

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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