— Le robinson suisse — | |
Page: .40./.72. Johann David WyssLe robinson suisseLe jour paraissait à peine, que nous étions sur pied et prêts à convertir en huile notre lard. D’abord nous sortîmes nos outres de la cuisine et nous les mîmes sécher au soleil. Nous plaçâmes sur la claie les quatre tonnes pleines, et nous leur fîmes subir une forte pression à l’aide de pierres et de leviers, pour en faire sortir la partie de l’huile la plus fine et la plus pure. Nous la passâmes dans un drap grossier, et nous la versâmes, avec une grande cuiller en fer qui était primitivement destinée au service d’une sucrerie, dans les tonnes et dans les outres. Le reste du lard fut coupé en morceaux et jeté dans une grande marmite de fonte posée sur le feu assez loin de l’habitation, que je ne voulais pas empester. Quant à mes boyaux, j’en gardai deux longs morceaux, je les enduisis de caoutchouc en dedans et en dehors, et je les destinai à me faire un kayak groenlandais pour naviguer sur la mer. Ce qui restait du lard après notre opération fut jeté dans la rivière des Chacals, où nos oies et nos canards s’en régalèrent. Nous profitâmes alors d’une autre circonstance pour renouveler notre provision d’écrevisses. Ma femme avait eu soin de dépouiller de leur duvet les oiseaux que nous avions pris le matin dans l’îlot; mais leur chair était un mets trop fade et trop grossier, et nous l’abandonnâmes volontiers aux habitants du fleuve. Les écrevisses se jetèrent dessus, comme autrefois sur le chacal, et nous pûmes en prendre de grandes quantités. Lorsque enfin notre fonderie fut terminée, et que nous nous préparâmes à reprendre nos travaux accoutumés, ma femme me fit une observation. « Ne vaudrait-il pas mieux, dit-elle, fondre votre lard dans l’îlot de la Baleine, au lieu de l’apporter ici, où vous avez à craindre à tous moments d’incendier une partie de notre territoire ? Cet îlot est à portée de Felsen-Heim, et nous pourrions y demeurer quelque temps sans cesser de veiller à ce qui se passe ici. Ce serait un atelier commode et presque sous nos yeux. Nous pourrions aussi en faire une colonie de volailles; là, du moins, elles n’auraient rien à craindre ni des singes ni des chacals, leurs plus grands ennemis. Quant aux oiseaux de mer, ils nous céderont volontiers la place. » Le projet de ma femme me plut beaucoup, et mes jeunes enfants l’accueillirent si bien, qu’ils voulaient sauter aussitôt dans le bateau. J’en retardai l’exécution jusqu’au moment où les flots et les oiseaux nous auraient débarrassés du cadavre de la baleine, qui pouvait nous infecter. J’annonçai que je voulais auparavant remplacer les rames si rudes et si lourdes de la pirogue par une machine plus facile à manier. J’allai examiner le tournebroche de Fritz, et j’en trouvai deux au lieu d’un; je pris le plus grand et le plus fort, parce qu’il pouvait mieux répondre à mon attente. Je commençai par étendre sur la pirogue un arbre en fer quadrangulaire qui dépassait à chaque extrémité d’un pied environ; au milieu j’ajoutai un ressort également à quatre faces, et j’arrondis mon arbre aux points où il était en contact avec les bords, pour l’empêcher de les endommager. Aux deux bouts je fixai un moyeu où je fichai quatre rais, mais plats comme des rames, et non pas ronds comme ceux d’une roue ordinaire. Mon tournebroche fut adapté derrière le mât, de manière que l’un des poids descendît jusqu’à la moitié des parois du bateau, tandis que l’autre s’élevait et faisait mouvoir la roue. Cette roue fut mise en contact avec les quatre ressorts de l’arbre, de manière à les chasser successivement, et à faire par conséquent tourner l’arbre sur lui-même et mes quatre palettes, qui venaient l’une après l’autre frapper la surface de l’eau et poussaient le bateau en avant. Pour diminuer la pesanteur de mes rais et donner plus d’action à mon tournebroche, je les fis en fanons de baleine. Il est vrai que le bateau n’allait pas bien vite, et que toutes les quinze à vingt minutes il fallait changer les poids du tournebroche; mais enfin notre bateau marchait, et nous pouvions rester les bras croisés assez de temps pour nous ôter la fatigue des rames. Je n’essaierai pas de décrire la joie et les transports qui éclatèrent parmi nos petits fous, les sauts et les danses qu’ils firent sur le rivage, quand Fritz et moi nous essayâmes la machine dans la baie du Salut. Nous eûmes à peine touché terre, qu’ils voulurent tous sauter dans la barque, pour tenter une excursion à l’îlot de la Baleine. Mais, comme le jour était trop avancé, je le défendis, et je promis que le lendemain, pour mieux essayer la machine, nous nous rendrions par eau à la métairie de Prospect-Hill, pour prendre quelques-uns de nos animaux européens et les conduire à l’îlot. Ma proposition fut accueillie avec une grande joie. En vue de ce voyage, on prépara des armes, des provisions, et l’on se coucha de bonne heure, afin de partir plus tôt le lendemain matin. Aux premiers rayons du jour, tout le monde était sur pied. Ma femme avait eu soin de préparer la veille le morceau de la langue de baleine; elle le plaça dans une double enveloppe de feuilles fraîches : elle devait cette fois, ainsi que Franz, nous accompagner. Nous quittâmes gaiement Felsen-Heim. Je conduisis la barque à l’embouchure de la rivière des Chacals, qui nous porta rapidement en pleine mer, où heureusement le vent n’était ni violent ni contraire. Nous laissâmes bientôt derrière nous l’île du Requin, et nous aperçûmes le banc de sable où la baleine était encore. La machine fonctionna si bien, que la frêle embarcation semblait danser sur l’eau, et que nous nous trouvâmes en assez peu de temps à la hauteur de Prospect-Hill. J’avais eu soin de me tenir toujours à trois cents pieds environ de la côte, pour être sûr de la profondeur, et cette distance nous permettait de jouir du charmant coup d’œil du figuier de Falken-Horst, et des arbres fruitiers qui croissaient plus loin. Nous remarquâmes aussi, au fond, une ceinture de rochers qui se confondaient avec le ciel, et s’élevaient comme une terrasse de verdure à notre gauche, si belle, que nous ne pûmes retenir un soupir à cette vue. Nous longeâmes bientôt l’îlot de la Baleine, dont la verdure faisait heureusement diversion à l’uniformité du majestueux mais terrible Océan. Je remarquai que du côté de Prospect-Hill il était garni d’arbustes que nous n’avions pas encore vus dans nos précédents voyages. Lorsque nous arrivâmes en face du bois des Singes, je fis un tour à droite, j’abordai dans une anse de facile accès, et nous sautâmes à terre pour renouveler nos provisions de cocos, et prendre de jeunes plantes que nous voulions porter dans l’îlot de la Baleine. Ce ne fut pas sans un sentiment de plaisir bien vif que nous entendîmes tout à coup, dans le lointain, retentir le chant des coqs et le bêlement des bêtes. Cet accueil nous rappela notre chère patrie, où le voyageur, lorsqu’il entend ce bruit, bénit le Ciel, sûr de trouver l’hospitalité dans quelque métairie qu’il n’avait point encore aperçue. Nous allâmes, ma femme et moi, chercher quelques jeunes plants de pin dans la forêt; et après une petite heure de repos nous reprîmes la mer. Nous nous dirigeâmes vers la métairie, et plus nous avancions, plus le chant et le bêlement de nos animaux domestiques devenaient bruyants. J’abordai dans une petite anse où le rivage était bordé de nombreux mangliers; nous en arrachâmes plusieurs. J’avais remarqué qu’ils croissaient fort bien dans le sable, et je voulais les planter dans le banc de sable même. Nous enveloppâmes soigneusement les racines de feuilles fraîches, puis nous nous dirigeâmes vers la colonie. Tout y était en bon ordre. Seulement les moutons, les chèvres et les poules se mirent à fuir à notre approche. Du reste, leur nombre était considérablement augmenté. Mes petits garçons qui voulaient du lait pour se rafraîchir, se mirent à la poursuite des chèvres; mais, voyant qu’ils n’avaient aucune chance de succès, ils tirèrent de leurs poches leurs lazos, qui ne les quittaient plus, et en moins de rien nous reprîmes trois ou quatre des fugitives. On leur distribua aussitôt une ration de pommes de terre et de sel dont elles parurent fort satisfaites; mais en échange elles nous donnèrent plusieurs jattes de lait, que nous trouvâmes délicieux. Ma femme, à l’aide d’une poignée de riz et d’avoine, réunit la basse-cour autour d’elle; elle fit son choix, et les prisonniers furent déposés dans le bateau, les pattes et les ailes solidement liées. C’était l’heure du dîner. Comme nous n’avions pas le temps de faire la cuisine, les viandes froides que nous avions apportées firent les frais du repas; mais la langue de la baleine, qui était servie en grande pompe, fut unanimement déclarée détestable, et bonne tout au plus pour des gens privés depuis longtemps de viande fraîche. Nous l’abandonnâmes au chacal, le seul de nos animaux domestiques qui nous eût suivis; puis nous nous hâtâmes de manger quelques harengs et d’avaler plusieurs tasses de lait pour faire passer le maudit goût d’huile rance que ce morceau nous avait laissé. J’abandonnai à ma femme le soin des préparatifs de départ, et je m’en allai avec Fritz cueillir quelques paquets de cannes à sucre qui croissaient près de là, et que je voulais planter aussi dans l’îlot. Bien munis de tout ce qui nous était nécessaire pour la colonisation, nous montâmes dans notre bateau et nous cinglâmes dans la direction du cap de l’Espoir-Trompé, afin de pénétrer dans la grande baie et d’examiner l’intérieur; mais cette fois encore le cap justifia son nom : la marée descendait, et nous trouvâmes devant nous un banc de sable qui s’étendait si loin, et qui était si large, qu’il arrêta soudain notre expédition. Heureusement un bon vent nous reporta en pleine mer et nous empêcha de nous perdre sur ce bas-fond. Je déployai la voile, les rames mécaniques redoublèrent de vitesse, et nous reprîmes le chemin de l’îlot. Cependant mes enfants ne quittèrent pas volontiers ce banc de sable, où ils avaient cru reconnaître des lions marins. Il nous avait semblé d’abord apercevoir dans le lointain, et à la surface des flots, comme un monceau de pierres blanches en désordre; mais bientôt la masse se divisa en deux : des cris et des hurlements confus me donnèrent la certitude que c’étaient des êtres vivants. Nous vîmes deux troupes de monstres marins qui ne paraissaient pas en fort bonne intelligence; car ils manœuvraient de front, se provoquaient entre eux et s’entrechoquaient mutuellement. Leur armée me parut respectable, et je n’ai pas besoin de dire que nous fîmes voile rapidement pour ne pas laisser à ces dangereux voisins le temps de nous apercevoir. Nous arrivâmes à l’îlot en moitié moins de temps que nous n’en avions mis pour y aller. En touchant à terre, mon premier soin fut de planter les arbustes que nous avions rapportés. Mes enfants, sur l’assistance desquels j’avais compté, me laissèrent pour courir après les coquillages. La bonne mère seule resta pour m’aider. Nous avions à peine commencé, que nous vîmes Jack accourir vers nous tout essoufflé. « Papa ! maman ! s’écria-t-il, venez, venez, un monstre, sans doute un mammouth ! il est sur le sable ! » Je ne pus m’empêcher de rire, et je lui répondis que son mammouth devait être simplement le squelette de la baleine. « Non ! non ! répliqua l’entêté, ce ne sont certes pas des arêtes de poisson, mais ce sont bien des os. Puis la mer a déjà emporté la carcasse de la baleine, tandis que mon mammouth est bien plus avancé dans les sables. » Tandis que Jack essayait de me déterminer à le suivre en me tirant par la main, j’entendis soudain crier : « Accourez ! accourez par ici ! il y a une tortue. » Je courus, et je vis Fritz à quelque distance qui agitait un de ses bras autour de sa tête, comme pour hâter mon arrivée. Je fus en quelques instants au pied de la colline. Je trouvai, en effet, mon fils aux prises avec une énorme tortue qu’il retenait par un pied de derrière, et qui, malgré tous ses efforts, n’était plus qu’à dix ou douze pas de la mer. J’arrivai encore à temps; je donnai à Fritz l’un des avirons, et, le passant sous l’animal comme un levier, nous parvînmes à le renverser sur le dos dans le sable, où son poids creusa une sorte de fosse qui nous assura ainsi sa possession. Cette bête était d’une grandeur prodigieuse, et devait peser au moins huit cents livres; elle n’avait pas moins de huit pieds à huit pieds et demi de long. Nous la laissâmes là; car nos forces réunies n’auraient pu la remuer. Cependant Jack me pressait tellement d’aller voir son mammouth, que je résolus de le suivre, au grand étonnement de tous mes enfants. Arrivé près du prétendu monstre, je n’eus pas de peine à faire voir au pauvre garçon que son mammouth était exactement la même chose que notre baleine. Je lui montrai la trace de nos pas sur le sable, et quelques morceaux de fanon que nous avions négligé d’emporter. « Mais, lui dis-je, qui donc t’a mis dans la tête l’idée de mammouth ? — Ah ! répondit l’enfant confus, c’est Mr le professeur Ernest qui me l’a soufflé et qui m’a attrapé. — Ainsi, sans réflexion, tu crois tout ce qu’on te dit : tu ne songes pas même à t’enquérir si l’on se moque de toi ! Si tu eusses réfléchi, n’aurais-tu pas bien vite compris qu’il n’était guère possible qu’en moins d’un jour la mer emportât le squelette de la baleine pour mettre celui d’un mammouth justement à la même place ? JACK. C’est vrai, je n’y ai pas encore pensé. MOI. Alors, pour ta pénitence, tu vas me dire ce que tu sais maintenant du mammouth. JACK. C’est, je crois, une espèce d’animal monstrueux, dont les premiers ont été découverts en Sibérie. MOI. Bien, mon fils, je ne te croyais pas si savant. Ernest t’a bien fait ta leçon. » J’ajoutai quelques mots sur l’existence encore problématique de cet animal, et qui, selon toutes les apparences, n’est qu’une variété perdue de l’espèce des éléphants. Comme nous étions arrivés au soir, nous enveloppâmes de feuilles fraîches les racines des cocotiers et des pins qui nous restaient, renvoyant aux jours suivants la fin de cette opération importante. Nous allâmes au rivage, et nous restâmes à considérer la tortue. Nous fîmes d’abord avancer le bateau près de l’endroit où elle était. Nous essayâmes de la lever; mais, ayant reconnu l’inutilité de nos efforts, nous restâmes tous en silence auprès d’elle. Tout à coup je m’écriai : « Trouvé ! trouvé ! C’est cette bête qui nous conduira elle-même à Felsen-Heim. » Je montai dans la pirogue, je vidai la tonne d’eau douce que j’avais apportée, et, ayant remis la tortue sur ses pieds, nous lui attachâmes la tonne vide sur le dos. J’eus soin en même temps d’attacher à une patte de devant de l’animal une corde fixée à notre bateau, et sans perdre un moment nous fûmes bientôt dans l’embarcation. Je pris place à l’avant de la pirogue, armé d’une hache et prêt à couper la corde aussitôt que notre barque menacerait de s’enfoncer; mais la tonne retenait la tortue à fleur d’eau, et la pauvre bête ramait si bien, que nous accomplîmes notre course avec autant de rapidité que de bonheur. Mes fils, heureux de ce nouvel attelage, le comparaient aux chars marins du dieu Neptune dans la Fable. Je dirigeai la course de la tortue droit vers la baie du Salut, en la ramenant dans la direction d’un coup de rame dès qu’elle tentait de s’en éloigner, soit à droite, soit à gauche. Nous débarquâmes à l’endroit accoutumé, et notre premier soin, en ramenant la pirogue, fut de fixer la tortue elle-même, et de remplacer la tonne vide par des cordes solides qui devaient l’empêcher de s’éloigner. Dès le lendemain matin son procès fut fait, et son énorme carapace fut destinée à fournir un bassin à la fontaine que nous avions établie dans l’intérieur de la grotte. C’était un superbe morceau; elle avait au moins huit pieds de long sur trois de large. Nous dépeçâmes l’animal de manière à tirer le meilleur parti de son immense dépouille. Je crois pouvoir affirmer qu’elle était de l’espèce qu’on nomme tortue géante ou tortue verte, la plus grosse de toutes les espèces, et dont la chair est très estimée des navigateurs. Johann David WyssHistoire d'une famille suisse naufragéePage: .40./.72. Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie. Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés. | — Fregate — — Plumes — — Turquoise — — ContreTemps — — Acrobate — — Escale — — Fracasse ! — — Marine — — Voile D'Iris — — Bas-Reliefs — — Emily Brontë — — Contes — — Sabine Sicaud — |