— Johann David Wyss —

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Ma femme me demandait depuis longtemps un métier à tisser, que l’état de nos vêtements rendait indispensable. Je m’occupai à la satisfaire, et, après bien des efforts, je parvins à créer une machine qui, sans être ni gracieuse ni parfaite, pouvait du moins confectionner de la toile. C’était tout ce qu’il nous fallait. Notre provision de farine n’était pas assez considérable pour qu’on l’employât à faire la colle nécessaire au tissage : j’y substituai de la colle de poisson, qui, entre autres avantages, offrait celui de conserver une humidité que n’a pas la colle ordinaire.

La colle de poisson me fournit encore des vitrages. J’en pris une certaine quantité que je soumis à l’action d’un feu très vif; je la laissai bouillir jusqu’à ce qu’elle eût acquis assez de consistance. J’entourai alors une tablette de marbre d’une petite galerie en cire, et je vidai sur le marbre la colle bouillante. Quand elle fut un peu refroidie, je coupai mes carreaux de la grandeur désirée, et nous obtînmes des vitres transparentes. Elles n’avaient sans doute ni la limpidité du cristal, ni même la pureté du verre; mais elles étaient plus transparentes que les lames de corne qui décorent les lanternes de nos campagnes. Notre admiration pour les chefs-d’œuvre de notre industrie fut sans bornes.

Encouragé par ces deux premiers succès, je résolus de tenter une nouvelle entreprise. Mes petits cavaliers désiraient des selles et des étriers, et nos bêtes de tir avaient besoin de jougs et de colliers. Je me mis à l’œuvre. Je fis apporter les peaux de kangourou et de chien de mer, et la bourre fut fabriquée avec la mousse d’arbre que nos pigeons nous avaient fait connaître. Je réunissais deux brins ensemble, et je les mettais tremper dans l’eau avec un peu de cendre et d’huile de poisson, afin qu’elle ne devînt pas trop dure en séchant. Cette lessive réussit parfaitement : quand la mousse fut relevée et séchée, elle avait conservé toute son élasticité, pareille à celle du crin de cheval. Aussi j’en remplis non seulement les selles, mais encore les jougs et les colliers, et ma femme vit avec joie ces nouvelles inventions, utiles à ses enfants. Je ne m’en tins pas là, et je me mis à fabriquer des étriers, des sangles, des brides, des courroies de toute façon, quittant à tout moment mon ouvrage pour aller, comme un tailleur, prendre mesure à mes bêtes.

Mais ce n’était pas tout d’avoir ainsi fabriqué le joug; car mes pauvres Sturm et Brummer, pour lesquels il était fait, ne se souciaient que fort peu de s’y soumettre, et sans l’anneau que je leur avais passé au nez, et dont je fis un grand usage, tous mes efforts eussent été inutiles. Cependant je préférai la manière d’atteler des Italiens, qui placent le joug sur les épaules, à celle qu’on emploie dans notre patrie, et qui consiste à placer le joug sur le front et les cornes; je vis avec plaisir, quand mes prisonniers se mirent à l’ouvrage, que cette méthode était la meilleure.

Ces travaux nous retinrent plusieurs jours sans relâche. À cette époque un banc de harengs pareil à celui de l’année précédente vint dans la baie, et nous n’eûmes garde de le laisser passer sans renouveler notre provision, à laquelle nous avions pris grand goût.

Les harengs furent suivis de chiens de mer. Nous avions continuellement besoin de leurs peaux pour nos selles, nos courroies, nos brides, nos étriers, etc.; aussi nous ne négligeâmes pas cette chasse. Nous en prîmes ou tuâmes vingt à vingt-quatre de différentes grosseurs, et, après avoir jeté la chair, nous mîmes de côté leurs peaux, leurs vessies et leur graisse. Mes enfants demandaient à grands cris une excursion dans l’intérieur du pays; mais je voulus auparavant confectionner des corbeilles qui permissent à ma femme, pendant nos absences continuelles, de recueillir les graines, les fruits, les racines, etc., et de les rapporter facilement au logis. Nous commençâmes par faire provision de baguettes d’un arbrisseau qui croissait en grande quantité sur les rives du ruisseau du Chacal, car je ne voulais pas employer à mes premiers essais les beaux roseaux de mon pauvre Jack; et nous fîmes bien : car ils furent si grossiers, que nous ne pûmes nous empêcher de rire en les considérant. Peu à peu cependant nous nous perfectionnâmes, et je finis par construire une grande corbeille longue et solide, avec deux anses pour aider à la porter.

À peine fut-elle terminée, que mes enfants résolurent d’en faire une civière. Pour l’essayer, ils passèrent un bambou dans les anses. Jack se plaça devant, Ernest derrière, et ils se mirent à se promener pendant quelque temps de long en large, portant ainsi la corbeille vide. Mais ils s’ennuyèrent bientôt de ce manège; ils disposèrent, bon gré, mal gré, leur jeune frère Franz dans la corbeille, et ils se mirent ensuite à courir en poussant des cris de joie.

« Ah ! dit Fritz à ce spectacle, mon cher papa, si nous en faisions une litière pour que ma mère pût nous suivre dans nos excursions ! »

Tous mes enfants s’écrièrent : « Oh ! oui, papa, une litière; ce sera excellent quand l’un de nous sera fatigué ou malade !

MA FEMME. Bien, mes enfants, pour vous et pour moi; mais ce serait une chose assez comique que de me voir assise comme une princesse au milieu de vous sur une corbeille dont les bords pourraient à peine me contenir.

MOI. Un moment donc ! nous ferions un ouvrage capable de te porter.

FRITZ. Certainement, n’est-ce pas ? mon père, comme les palanquins dont on se sert dans les Indes.

ERNEST. Et qui sont portés par des esclaves. Merci, je ne suis pas trop disposé à ce métier.

MA FEMME. Soit tranquille, mon cher Ernest, je ne veux pas de vous pour esclaves ni pour porteurs; il ne faudrait pas m’élever bien haut, car je serais bientôt à terre. Je ne monterai dans cette corbeille que quand vous m’aurez trouvé des porteurs dont les jambes soient plus solides que les vôtres.

JACK. Eh bien ! mon Sturm et le Brummer de Franz en ont-ils d’assez fortes pour rassurer maman ?

MOI. Bien ! bien ! c’est là une bonne pensée, étourdi; nous avons là deux excellents porteurs pour le palanquin.

ERNEST. Comme ma mère sera bien dans son palanquin ! Nous pourrions y faire un toit avec des rideaux, derrière lesquels elle pourrait se cacher quand elle voudrait.

JACK. Mais essayons d’abord avec la corbeille, afin de voir si cela réussira; Franz et moi nous conduirons. »

Je souris de l’empressement avec lequel les enfants avaient adopté cette idée nouvelle, et j’y consentis volontiers. Nous fîmes donc retentir nos trompes pour rappeler notre bétail qui paissait, et nous vîmes bientôt accourir nos animaux. Ils furent enharnachés; Jack sauta sur son Sturm, placé à l’avant-train, et Franz resta derrière avec. Brummer. Quant à Ernest, il monta dans la corbeille, qui pendait paisiblement entre les deux animaux. Ils se mirent en marche au petit pas, n’étant pas encore habitués à ce nouveau manège, et Ernest assurait que rien n’était meilleur que cette litière, où l’on était doucement ballotté sans fatigue.

Mais bientôt les deux conducteurs mirent leurs bêtes au galop, et le pauvre Ernest, rudement secoué, se mit à crier à ses frères d’arrêter; mais ce fut en vain. Les porteurs n’en continuèrent pas moins à pousser leurs montures. Quant à nous, qui regardions ce spectacle, la mine du pauvre Ernest, qui ne courait, au reste, aucun danger, nous paraissait si drôle, que nous n’essayâmes pas de le secourir. Les polissons galopèrent jusqu’à la rivière du Chacal, et revinrent vers nous sans s’arrêter. Aussi l’on conçoit facilement la colère d’Ernest quand il sortit de sa litière. Jeté hors des gonds par cette promenade forcée, il n’allait probablement pas se contenter de paroles, quand j’arrivai à temps pour m’interposer. Ernest se calma peu à peu, et je le vis même aider son frère Jack à dételer les animaux pour leur rendre la liberté. Avant de les laisser partir, il alla aussi chercher du sel, et en donna une poignée à chacune des pauvres bêtes. Cette marque de bon caractère me fit beaucoup de plaisir.

Nous nous remîmes alors à notre travail de vannier, et nous tressions depuis quelque temps en silence, quand Fritz se leva soudain comme un homme effrayé.

« Oh ! mon père ! dit-il, voyez donc, dans l’avenue de Falken-Horst, ce nuage de poussière; il doit être produit par quelque animal de forte taille, à en juger par son épaisseur; et de plus il vient droit vers nous.

—    Ma foi, lui répondis-je sans trop m’inquiéter, car je découvrais peu encore ce nuage que les yeux d’aigle de Fritz avaient aperçu, je ne sais ce que cela peut être, car nos gros animaux sont maintenant à l’écurie.

MA FEMME. Ce sont sans doute quelques-uns des moutons, ou peut-être même notre vilaine truie qui fait encore des siennes.

FRITZ. Non ! non ! j’aperçois fort bien les mouvements de cet animal; tantôt il se dresse comme un mât, tantôt il s’arrête, marche ou glisse sans que je puisse distinguer aucun de ses membres. »

Effrayés de cette description dont nos faibles yeux ne nous permettaient pas de juger la vérité, nous ne savions trop à quoi nous en tenir. Je pris alors ma longue-vue, et au moment où je la dirigeai vers ce côté j’entendis Fritz crier :

« Mon père, je le vois distinctement maintenant ! Son corps est d’une couleur verdâtre ! Que pensez-vous de cela ?

MOI. Fuyons ! fuyons, mes enfants ! Allons nous réfugier dans le fond de notre grotte, et fermons-en bien les ouvertures !

FRITZ. Pourquoi donc ?

MOI. Parce que je suis certain que c’est un serpent monstrueux qui s’avance vers nous. »

Nous nous hâtâmes de revenir au logis, et nous fîmes toutes nos dispositions pour la défense. Les fusils furent chargés, la poudre et le plomb versés dans les poudrières. Plus le terrible animal avançait, plus je me confirmais dans l’idée que c’était un boa. Ce que j’avais entendu raconter de la force de ces animaux m’effrayait extrêmement, et je ne savais quel moyen mettre en usage pour l’empêcher de parvenir jusqu’à nous; il était trop tard pour retirer les planches de notre pont. Il fallait donc se résigner à attendre qu’il fût à portée pour essayer de nous en défaire à coups de fusil.

L’animal cependant arriva près du pont, et, comme s’il eût senti une proie de notre côté, se dirigea, après quelques hésitations, droit vers la grotte. Nous étions montés dans le colombier pour observer ses mouvements. Il était à peine à trente pas de nous, quand Ernest, plus par un sentiment de peur que par désir de le tuer, lui lâcha son coup de fusil. Ce fut le signal d’une décharge générale, du moins de la part de Jack, de Franz et de ma femme, qui s’était aussi munie d’un fusil; mais les coups étaient mal dirigés, et les balles s’étaient perdues, ou n’avaient rien fait sur l’écaille du monstre, car il se détourna et se mit à fuir. Fritz et moi, qui avions gardé nos coups, nous fîmes feu alors, mais sans montrer plus de bonheur ou d’adresse; car le boa redoubla de vitesse, et courut avec une célérité prodigieuse s’enfoncer dans le marais où Jack avait manqué de perdre la vie, et disparut bientôt, caché par les roseaux qui le couvraient.

Nous commençâmes à respirer, et l’on se mit à discourir sur les formes effrayantes de ce terrible ennemi; la peur en avait grandi les proportions à tous les yeux : on n’était pas même d’accord sur les couleurs de la robe. Pour moi, j’étais dans la plus grande perplexité, ne sachant comment connaître la retraite du boa, ni avertir mes enfants de son approche. Je me creusai la tête pour trouver un moyen de le tuer. Il ne fallait pas songer à nous exposer en rase campagne contre un pareil ennemi, car nos forces réunies nous auraient été d’un bien faible secours; aussi je défendis, jusqu’à nouvel ordre, de sortir de la grotte sans ma permission expresse; et j’eus toujours soin d’avoir quelqu’un l’œil au guet pour tâcher de connaître les mouvements du boa.

Johann David Wyss

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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