— Johann David Wyss —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Pendant trois longs jours d’angoisses, la crainte de notre redoutable voisin nous tenait comme assiégés dans notre demeure; car je fis observer sévèrement ma défense, n’y manquant moi-même que dans le cas d’absolue nécessité, et alors même je ne m’éloignais que de quelques centaines de pas. Cependant l’ennemi ne donnait pas le moindre signe de sa présence, et l’on aurait pu croire qu’il avait quitté sa retraite, si nos oies et nos canards, qui avaient établi leur demeure dans l’étang, ne nous eussent donné des annonces trop fidèles de son terrible voisinage. Tous les soirs, lorsque ces paisibles animaux regagnaient le logis, après leur excursion sur la mer et sur les côtes voisines, nous les voyions planer longtemps au-dessus de leur ancienne demeure, témoignant par leurs cris et le battement de leurs ailes une agitation inaccoutumée; enfin, après avoir longtemps voltigé au-dessus de la baie du Salut, ils allaient prendre gîte dans l’île des Poissons.

Mon embarras augmentait de jour en jour. L’ennemi, retiré sous d’épaisses broussailles et au centre d’un terrain marécageux, était trop bien à l’abri de nos coups pour que je pusse me décider à courir le risque d’une attaque; mais, d’un autre côté, il n’était pas moins cruel de demeurer ainsi dans une captivité funeste à nos occupations, et réduits, pour ainsi dire, aux travaux du logis.

Au moment où la position commençait à devenir critique, notre vieil âne nous tira d’embarras par un de ces traits de pétulance aveugle, caractéristique de sa race, et qui lui laissait peu de prétentions à la gloire attribuée dans les premiers temps aux oies intelligentes du Capitole.

Notre petite provision de fourrage se trouva épuisée le soir du troisième jour, et nous dûmes songer à la nourriture du bétail pendant les jours suivants. N’osant pas nous rendre au magasin à foin, il fallait, bon gré, mal gré, se résoudre à lâcher les animaux afin qu’ils pourvussent eux-mêmes à leur nourriture.

Pour échapper aux attaques du serpent, j’avais résolu d’éviter la route ordinaire, et de faire descendre le bétail jusqu’à la source du ruisseau du Chacal, parce que cet endroit, ne pouvant s’apercevoir de l’étang, était le moins exposé aux poursuites de notre ennemi. En conséquence de ce plan, aussitôt après notre déjeuner, la quatrième matinée de notre captivité, nous attachâmes nos bêtes à la queue l’une de l’autre; et Fritz, comme le plus brave de la garnison, fut chargé de monter l’onagre et de tenir la première bête par le licol, jusqu’à ce que tout le troupeau eût défilé devant lui. À la moindre apparition de l’ennemi, il avait l’ordre de prendre bravement la fuite, et, à tout hasard, de se réfugier à Falken-Horst.

Le reste de la garnison fut disposé sur la plate-forme, afin de tirer à travers les palissades, si le monstre faisait mine de sortir de sa retraite et de se diriger vers le ruisseau.

Quant à moi, je choisis un endroit avancé, d’où je pouvais tout voir sans être vu, et me retirer à temps pour prendre part à la décharge générale; car j’espérais être plus heureux cette fois que dans notre première attaque.

Avant de m’établir à mon poste, j’eus soin de faire charger toutes les armes à balle et d’attacher le bétail dans l’ordre convenu. Par malheur, ces dispositions prirent un peu de temps, et ma femme ouvrit la porte un instant trop tôt. À ce moment, le vieux grison fut pris, bien mal à propos, d’une ardeur dont je l’aurais cru incapable depuis longues années. Ranimé par trois jours de repos et de nourriture abondante, il se délivra brusquement de son licol, et en deux sauts se trouva au milieu de la cour. Pendant quelques minutes, le spectacle ne fut que plaisant; mais lorsque Fritz, déjà en selle, voulut ramener le rebelle dans les rangs, celui-ci trouva tant de douceurs dans la liberté, qu’il prit le large sans plus de cérémonie, en se dirigeant au galop vers l’étang aux Oies. Nous commençâmes par l’appeler par son nom; mais, Fritz s’étant élancé à sa poursuite, je n’eus que le temps de le rappeler à grands cris; car, au moment où l’âne arriva dans le voisinage des roseaux, nous aperçûmes avec effroi l’énorme boa se mettre en mouvement. Tandis que notre pauvre fugitif, se croyant à l’abri de toute poursuite, faisait retentir les rochers de son cri de triomphe, le monstre s’élança comme un trait sur sa proie sans défense, l’entoura de ses replis, en évitant prudemment les ruades furieuses de l’animal.

À cette vue, la mère et les enfants se rassemblèrent autour de moi en poussant un cri d’horreur, et nous contemplâmes avec compassion la triste catastrophe de notre pauvre vieux serviteur. Mes enfants murmuraient à mes oreilles : « Faisons feu ! courons au secours de l’âne ! » Mais j’apaisai leur ardeur guerrière par ces paroles : « Hélas ! mes chers enfants, nous n’y gagnerons rien. Le monstre paraît assez occupé de sa proie pour ne pas avoir entendu nos cris. Mais qui nous garantit qu’à la moindre attaque il ne va pas tourner contre nous toute sa fureur ? Puisque nous ne pouvons sauver notre pauvre fugitif, il vaut mieux demeurer dans notre retraite; car, une fois que le serpent aura commencé à engloutir sa proie, nous trouverons bien moyen de l’attaquer sans danger.

JACK. Mais comment ce vilain animal pourra-t-il avaler l’âne d’une seule bouchée ? Ce serait monstrueux.

MOI. Les serpents n’ont pas de dents mâchelières pour broyer leur proie : comment se nourriraient-ils s’ils ne l’engloutissaient tout entière à la fois ?

FRANZ. Mais comment le serpent fait-il pour détacher la chair des animaux dont il se nourrit ? Et cette espèce de serpent est-elle venimeuse ?

MOI. Non, mon enfant; mais elle n’en est pas moins terrible. Quant à la chair, il ne s’occupe pas à la détacher des os; il engloutit la peau et le poil, la chair et les os, et son estomac possède assez de vigueur pour tout digérer.

ERNEST. Il me semble impossible aussi que le serpent puisse engloutir l’âne avec ses os.

FRITZ. Regardez-le donc maintenant ! Il presse sa proie à moitié morte dans ses terribles anneaux, et la broie dans ses replis jusqu’à en faire une espèce de bouillie. Et maintenant il va l’avaler sans beaucoup plus de difficulté qu’un morceau de pain.

MA FEMME. Je n’assisterai pas plus longtemps aux préparatifs de cet horrible repas, et j’emmènerai Franz avec moi, afin d’épargner à son jeune cœur les détails d’un si cruel spectacle. »

Je ne fus pas fâché de leur départ; car le drame commençait à devenir si affreux, que j’avais peine à le supporter moi-même. Tout ce que Fritz avait annoncé s’accomplit avec la lenteur naturelle à ces terribles animaux. Enfin la victime cessa de se débattre et expira après de courtes convulsions; mais le monstre ne lâcha pas sa proie, dont il commença à broyer les os avec un bruit sinistre. Bientôt il ne resta plus de reconnaissable que la tête de l’âne, sanglante et défigurée.

Alors commença la seconde partie de ce terrible spectacle. Le serpent, après avoir enduit sa proie de cette bave épaisse qui découle abondamment de ses lèvres, s’étendit dans toute sa longueur et se mit en devoir d’engloutir les membres inférieurs, et bientôt l’animal tout entier disparut dans son vaste estomac.

Cette scène avait duré depuis sept heures du matin jusque vers midi. Mon principal but, en y assistant jusqu’au bout, avait été d’attendre le moment favorable à l’attaque, et d’aguerrir l’esprit de mes enfants contre un si terrible spectacle. Le moment si longtemps attendu était enfin arrivé, et je m’écriai avec une joyeuse émotion : « En avant, camarades, rendons-nous maîtres du monstre : il est maintenant sans défense. »

À ces mots, je m’élançai le premier, mon fusil à la main; Fritz me suivait pas à pas. Jack demeura quelques pas en arrière, trahissant une appréhension bien pardonnable. Quant à Ernest, il resta prudemment dans l’intérieur des retranchements, sage précaution que je me proposai de lui reprocher plus tard.

Lorsque je me trouvai proche de l’ennemi, je tremblai en croyant le reconnaître pour un véritable boa. Son immobilité contrastait avec la manière terrible dont il roulait ses yeux étincelants.

Je lui lâchai mon coup à environ vingt pas; Fritz fit feu à mon exemple. Les deux balles avaient traversé le crâne de l’animal. Les yeux flamboyèrent; mais le corps demeura immobile comme auparavant. Nous nous hâtâmes d’achever le monstre avec nos pistolets, et bientôt il resta étendu sans mouvement.

Nos cris de triomphe attirèrent bientôt le reste de la famille sur la scène du combat. Ernest fut le premier à paraître; il fut bientôt suivi de Franz et de sa mère, qui nous reprocha doucement notre joie féroce, comparant nos cris aux hurlements des sauvages du Canada au retour d’une de leurs expéditions.

MOI. « Je suis fâché, ma chère, que notre victoire vous inspire de si fâcheuses pensées : mais la défaite de notre ennemi valait bien un cri de victoire. Remercions Dieu, qui nous a délivrés de ce fléau.

FRITZ. Je peux avouer maintenant que je n’étais guère à mon aise pendant le temps que notre captivité a duré. Je commence à respirer à cette heure; mais je n’oublierai pas que nous devons notre délivrance à l’accès subit d’indépendance de notre pauvre grison, offert en sacrifice pour le salut de tous.

ERNEST. C’est ainsi que dans ce monde le vice même peut devenir la source du bien.

FRANZ. En attendant, je regrette notre pauvre âne de tout mon cœur, et je pleurerais volontiers en pensant qu’il est perdu pour toujours.

MA FEMME. Hélas ! mon cher enfant, nous plaignons tous le sort du pauvre animal; mais remercions Dieu, qui a permis que le sacrifice de sa vie en rachetât peut-être une plus précieuse.

MOI. Maintenant, mes chers enfants, que ferons-nous du serpent ?

FRITZ. Je viens de le mesurer, je lui ai trouvé trente-cinq pieds de long, et il est de la grosseur d’un homme ordinaire.

FRANZ. Mais ne pourrions-nous pas manger la chair du serpent ? Voilà de la viande pour quinze Jours.

TOUS. Fi donc !

FRITZ. Nous pouvons l’empailler et le garder comme une curiosité.

JACK. Plaçons-le devant la maison, la gueule béante, afin d’effrayer les cannibales qui seraient tentés de nous attaquer.

FRITZ. Oui-da ! afin qu’il devienne un épouvantail pour nos animaux. Pour moi, je suis d’avis qu’on place cette merveille dans notre salle d’histoire naturelle.

MOI. Pourquoi plaisanter notre musée naissant ? Toutes les collections qui commencent sont d’abord pauvres et incomplètes.

MA FEMME. Franz parle de manger la chair du serpent; mais n’est elle pas venimeuse comme celle des autres animaux de cette espèce ?

MOI. En premier lieu le boa n’est pas venimeux; puis la chair des serpents venimeux n’offre aucun danger. Les sauvages n’hésitent pas à se nourrir de la chair des animaux qu’ils ont tués avec des flèches empoisonnées. Les cochons et les animaux de cette espèce mangent les serpents venimeux sans aucun inconvénient.

FRITZ. Comment peut-on distinguer les serpents venimeux de ceux qui ne le sont pas ?

MOI. On les reconnaît à leurs dents, que l’animal montre aussitôt qu’il redoute un danger. Ces dents sont creuses, mais si dures et si pointues, qu’elles traversent sans peine une chaussure de cuir. Au-dessous de chaque dent se trouve une vésicule remplie de venin, qui s’ouvre à la moindre pression et laisse échapper une partie de son contenu par l’ouverture de la dent; alors le venin se répand dans la blessure, et bientôt, mêlé à la masse du sang, il produit des accidents plus ou moins graves, et souvent une mort instantanée. Un autre signe caractéristique du serpent venimeux, c’est sa tête large, aplatie, et presque en forme de cœur.

FRITZ. Quelles sont les espèces de serpents venimeux dans les contrées que nous habitons ?

MOI. L’énumération de ces espèces entraînerait à trop de détails. Les principales sont le serpent à sonnettes et le serpent à lunettes.

FRANZ. C’est la première fois que j’entends parler de serpent à lunettes. Les porte-t-il sur le nez comme les hommes ?

MOI. Sur le nez, non, mais sur le dos, ce qui est encore plus bizarre. Chez cet animal, la peau du cou et de la poitrine possède à un tel point la faculté de se dilater, que, lorsque le serpent est irrité, elle se gonfle comme une petite voile. Du reste, cette espèce est très agile et douée d’un goût tout à fait prononcé pour la danse.

JACK. Ah ! pour le coup, cher papa, vous voulez plaisanter. Comment peut-on danser sans jambes ?

MOI. Je ne plaisante pas. Les jongleurs indiens connaissent le moyen de faire danser les serpents à lunettes au son de leur misérable musique. L’animal se dresse, et les balancements de son corps suivent la mesure de l’instrument. Ces jongleurs font un secret de leur art; mais on a découvert des plantes dont l’odeur agit sur les serpents de manière à leur ôter toute malignité, et souvent même tout sentiment. Il est vraisemblable que ces serpents apprivoisés n’ont plus leurs dents venimeuses, quoique plusieurs voyageurs soutiennent le contraire.

ERNEST. N’y a-t-il pas des serpents qu’on appelle fascinateurs ?

MOI. On a attribué au serpent à sonnettes une puissance fascinatrice; on prétend que la fixité de son regard attire sa proie avec un pouvoir tellement irrésistible, qu’elle vient elle-même se livrer à la gueule béante de son ennemi.

FRITZ. Que doit-on faire contre la morsure des serpents à sonnettes ?

MOI. Cet accident est rare, parce que les mouvements de cet animal sont lents toutes les fois qu’il n’est ni menacé ni blessé; mais si, par malheur, il arrivait à l’un de vous d’être mordu, le meilleur moyen serait d’enlever sur-le-champ toute la partie blessée, ou de cautériser la plaie avec une charge ou deux de poudre. On peut encore laver la plaie avec de l’eau salée et la cautériser avec un fer rouge : mais comme l’efficacité de ce dernier remède n’est pas connue, je vous engage à vous en tenir aux deux premiers. »

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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