— Le robinson suisse —

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Nous reprîmes notre route le long de la plantation de cannes à sucre, où nous avions construit une hutte de feuillage, et où, au retour, je comptais élever une seconde ferme. Nous nous trouvions alors dans les environs de la grande baie, au delà du cap de l’Espoir-Trompé. La hutte était encore debout, et nous n’eûmes besoin que d’étendre la tente en forme de toit pour nous former un excellent abri. Ne comptant y demeurer que jusqu’au dîner, nous ne fîmes d’autres préparatifs que ceux du repas.

Tandis que nous étions occupés à nous régaler de cannes fraîches, dont nous avions été privés depuis si longtemps, les chiens firent lever une troupe d’animaux sauvages, dont nous entendîmes distinctement la marche à travers les cannes. Je criai aussitôt aux enfants de sortir de la plantation par le chemin le plus court, afin de reconnaître à quelle espèce de gibier nous avions affaire.

À peine étais-je moi-même à cinquante pas dans la plaine, que je vis déboucher devant moi un nombreux troupeau de cochons de petite taille qui fuyaient à toutes jambes devant les chiens. Leur couleur grise uniforme, et l’ordre admirable dans lequel ils opéraient leur retraite, me les firent reconnaître pour une espèce de cochons étrangère à nos pays. À l’instant je lâchai la double détente de mon fusil, et j’eus la satisfaction de voir tomber deux des fuyards; mais le reste de la troupe fut si peu effrayé du sort de ses compagnons, que l’ordre de la marche en fut à peine dérangé. C’était un curieux spectacle que de les voir s’avancer à la file l’un de l’autre, sans que pas un cherchât à dépasser son voisin. Un régiment bien discipliné n’eût pas présenté un front plus imposant.

À peine avais-je abaissé mon arme, que j’entendis une décharge générale du côté où Fritz et Jack avaient pris position. Quelques nouvelles victimes jonchèrent le terrain, mais sans jeter le moindre désordre dans la marche de la colonne.

Toutes ces circonstances me démontrèrent clairement que nous avions affaire à un troupeau de cochons musqués, autrement appelés tajacus; et je savais que, dans ce cas, le plus pressé était d’enlever à l’animal sa poche odorante, si l’on ne veut pas que la matière huileuse pénètre toute la chair.

Je me dirigeai donc vers l’endroit du carnage, au moment où Fritz et Jack y arrivaient de leur côté pour prendre possession de leur butin.

Mes nouvelles observations m’ayant confirmé dans ma première pensée relativement à la nature et à l’importance de notre chasse, j’ordonnai aux enfants de faire subir aux morts l’opération indispensable.

Notre opération fut interrompue par le bruit de deux coups de feu dans la direction de la cabane, vers l’endroit où nous avions laissé Franz et sa mère. Je me hâtai de leur dépêcher Jack pour annoncer notre retour et ramener le chariot, dont nous avions besoin pour rapporter le butin de la matinée.

En attendant le retour de notre messager, nous rassemblâmes les cochons en un seul monceau, que nous recouvrîmes de cannes à sucre, et qui nous servit de siège jusqu’à l’arrivée du chariot. Ernest, qui l’accompagnait, nous apprit que la troupe, après s’être dirigée du côté du la cabane, avait fini par se réfugier dans la forêt de bambous. Les deux coups de fusil que nous avions entendus avaient fait deux nouvelles victimes.

« Je crois, ajouta-t-il, que le reste de la troupe s’est réfugié dans l’étang aux Bambous, au nombre de trente à quarante; mais la colonne était si serrée, qu’il m’a été impossible de les compter. »

J’engageai les chasseurs à charger le butin sur le chariot, s’il leur paraissait trop lourd pour l’emporter.

Fritz pensait que nous pourrions charger ces animaux sur le chariot, et qu’il fallait commencer par les dépouiller.

« Ils ont à peine trois pieds de long, ajouta-t-il, et c’est vraisemblablement de la race de Tahiti. »

Je lui répondis qu’ils appartenaient plutôt à la race chinoise ou siamoise, qui se rencontre en Amérique.

« Au reste, ajoutai-je, je suis d’avis de les dépouiller sur place, car ils auraient le temps de se corrompre jusqu’à notre retour. »

Malgré tout notre zèle et notre activité, nous ne fûmes pas en état d’achever notre besogne pour l’heure du dîner. Une fois dépouillés, les cochons furent chargés sur le chariot sans difficulté, et nous reprîmes en triomphe le chemin du camp.

Ma femme nous reçut avec sa joie accoutumée.

« Vous m’avez bien fait attendre, ajouta-t-elle : comme il ne faut pas songer à continuer notre route aujourd’hui, j’ai fait tout préparer pour une nouvelle halte. Mais d’abord, mettez-vous à table, et mangez ce que je viens de servir. »

On lui fit voir alors le chargement du chariot, et ses enfants lui présentèrent un paquet de cannes à sucre choisies, en lui disant qu’elle devait avoir autant besoin de rafraîchissement que nous.

MA FEMME. « Je vous remercie, mes enfants, de n’avoir pas oublié votre mère. Mais dites-moi ce que vous voulez faire de cette provision de cochons; et pourquoi en avez-vous tiré un si grand nombre à la fois. Vous avez coutume d’être plus économes des présents de la nature.

MOI. Le hasard est plus coupable que nous, ma chère. Nous étions tous armés, et chacun a tiré sans s’inquiéter de son voisin. Au reste, nous ne rencontrerons pas de sitôt une occasion pareille, et d’ailleurs il n’y a pas de mal à diminuer le nombre de ces maraudeurs, dont la présence est funeste à nos cannes à sucre, et qui finiraient par détruire cette importante plantation. Nous salerons les plus gras, et le reste nourrira nos fidèles compagnons de chasse.

FRITZ. Cher père, voulez-vous me permettre de vous régaler demain avec un rôti à la manière de Tahiti ?

ERNEST. Mais il te faudrait des feuilles de bananier.

FRITZ. Les premières feuilles venues suffiront, pourvu qu’elles soient grandes et solides.

MOI. Va pour demain; car aujourd’hui nous avons encore beaucoup à faire. Il faut d’abord élever une hutte; ensuite il faudra dépouiller ceux des cochons qui sont demeurés entiers, saler les autres et les suspendre dans la hutte. Cette longue besogne nous retiendra bien ici une couple de jours.

JACK et FRITZ. Tant mieux, c’est un si bon endroit ! Par où allons-nous commencer, mon cher père ?

MOI. Vous pouvez rassembler des pieux et des branchages pour la construction de la hutte, tandis que votre mère et moi nous nous occuperons de la salaison. »

Après un repas tout à fait militaire, nous nous mîmes à la besogne. Mais bientôt l’épaisse fumée qui remplit la cabane lorsque nous eûmes commencé à présenter au feu la peau de nos cochons, força chacun d’abandonner précipitamment sa tâche pour aller respirer au grand air. Je partageai les animaux par quartiers, en remarquant que le lard ne se trouvait pas immédiatement sous la peau comme chez les cochons domestiques, mais répandu dans la masse de chair, comme chez les espèces sauvages. Puis nous préparâmes les quartiers selon la méthode indiquée, en attendant la cabane, qui ne fut prête que le soir du jour suivant, car la matinée avait été employée aux préparatifs du rôti tahitien, et Fritz avait profité de ma permission pour réclamer l’aide de ses frères dans la construction de son fourneau.

Nos cuisiniers commencèrent par creuser une fosse circulaire au fond de laquelle ils allumèrent un feu de cannes sèches, destiné à faire rougir les cailloux dont elle était à moitié remplie. Le cochon fut dépouillé, vidé, lavé et entouré de patates et de choux aromatiques. Le sel ne fut pas oublié; car nous étions peu disposés à imiter les Tahitiens dans leur antipathie pour cet assaisonnement.

Pendant ces préparatifs, ma femme hochait la tête et murmurait entre ses dents : « Pour l’amour du ciel ! un cochon tout entier…, dans un fourneau de terre…, avec des cailloux rougis au feu ! Ce sera un délicieux régal pour des estomacs friands, en vérité ! »

Malgré ces réflexions, l’excellente femme ne nous épargna pas ses conseils sur la manière dont il fallait disposer l’animal pour qu’il pût paraître sur la table d’une manière décente, mais sans se promettre un résultat bien satisfaisant de ses peines.

À défaut de feuilles de bananier, j’avais recommandé à Fritz d’envelopper son rôti dans des écorces d’arbre pour le garantir de la cendre. On forma donc un lit d’écorce au fond de la fosse, immédiatement au-dessus des cailloux rougis. Le rôti fut déposé avec soin dans son enveloppe, et recouvert d’une seconde couche de feuilles qui reçut le reste des cailloux et de la cendre chaude. Tout l’appareil disparut bientôt sous une épaisse couche de terre, et demeura abandonné à lui-même.

La mère, qui avait regardé l’opération d’un air pensif et les bras croisés, s’écria alors les mains levées au ciel avec un désespoir comique :

« Voilà, en vérité, une misérable cuisine ! Elle peut être bonne pour un sauvage; mais je doute qu’elle soit du goût d’un bon Suisse, qui, grâce à Dieu, sait ce que c’est qu’un fourneau et une broche.

FRITZ. Pensez-vous que les voyageurs aient menti en assurant que ce genre de rôti n’est pas sans charme, même pour les Européens ?

MOI. C’est ce dont nous allons faire l’expérience bientôt. En attendant, aidez-moi tous à achever notre cabane; car voilà quarante jambons qui ne demandent qu’à être fumés. S’ils étaient de la grosseur de nos jambons du Nord, nous aurions pour deux ans à en faire bonne chère; mais il faut nous contenter de ce que la Providence nous envoie. »

Grâce à nos efforts réunis, la hutte fut bientôt achevée et mise en état de recevoir toute la provision. Nous allumâmes alors dans le foyer un grand feu d’herbes et de feuilles fraîches, en ayant soin de fermer hermétiquement toute issue à la fumée. De temps en temps on fournissait au foyer de nouveaux aliments; en sorte qu’en deux jours la chair de nos jambons se trouva parfaitement fumée.

Le résultat de l’opération de Fritz ne se fit pas si longtemps attendre. Au bout de deux heures, nous allâmes déterrer le merveilleux rôti, et une délicieuse odeur d’épice, qui s’exhala de la fosse aussitôt qu’elle eut été débarrassée de la cendre et des pierres, nous prouva que l’entreprise avait réussi au delà de toute espérance.

En cherchant à deviner les causes du parfum inaccoutumé qui frappait mon odorat, je finis par découvrir qu’il fallait l’attribuer à l’écorce qui avait servi d’enveloppe.

Fritz n’était pas médiocrement triomphant du succès de son premier essai de cuisine sauvage, malgré les malicieuses observations d’Ernest, qui assurait qu’il fallait en rendre grâces à l’enveloppe.

Le rôti fut bientôt entamé, et jugé savoureux à l’unanimité des suffrages. Nous donnâmes alors une nouvelle preuve de l’insatiable ambition de l’esprit humain; car il fut résolu d’employer désormais dans la cuisine ces feuilles précieuses qui avaient donné un si délicieux parfum à notre rôti.

Aussitôt après le repas, mon premier soin fut de me faire conduire à l’arbre qui avait fourni les feuilles aromatiques. J’en recueillis quelques-unes pour les jeter sur le feu de la cabane, et le résultat ne fut pas moins favorable que la première fois. Les enfants reçurent l’ordre de rassembler quelques rejetons de cet arbre précieux, afin d’en essayer une plantation autour de notre demeure.

Pendant que ma femme débarrassait la table des restes du repas, Ernest fit entendre un gros soupir suivi de ces mots : « Après un bon morceau il faut un bon coup, disait Ulysse au cyclope qui venait d’avaler une couple de ses compagnons. »

Tout en riant du fond du cœur de cette exclamation, je permis au plaintif convive d’ouvrir nos deux meilleures noix de coco, mais de réserver un chou-palmiste pour le souper, et de faire en même temps une petite provision de vin de palmier pour le soir, double commandement qu’il exécuta avec une résignation vraiment héroïque.

Après avoir cherché longtemps si mes souvenirs ne me donneraient pas quelques renseignements sur l’arbre inconnu que nous venions de découvrir, je crus me rappeler que c’était une production de Madagascar, où on lui donne le nom de ravensara c’est-à-dire bonne feuille. Le nom botanique est agatophyllum, ou même ravensara aromatica. Son tronc est épais, et son écorce exhale une odeur aromatique, ainsi que les feuilles, qui ont beaucoup d’analogie avec la feuille du laurier. On en distille une liqueur qui réunit les trois parfums de la muscade, du girofle et de la cannelle. On tire aussi des feuilles une huile aromatique d’un grand usage dans la cuisine indienne, et aussi estimée que le girofle. Le fruit du ravensara est une espèce de noix dont le parfum est plus faible que celui des feuilles. Le bois en est blanc, dur et sans odeur.

Comme nos diverses opérations devaient nous retenir encore deux jours dans le même lieu, nous en profitâmes pour faire de grandes excursions, ne rentrant qu’à l’heure des repas ou à la fin du jour. L’après-midi de la seconde journée, j’entrepris d’ouvrir à travers la forêt de bambous une route assez, large pour donner passage à notre chariot. Nous fûmes récompensés de ce travail par plusieurs découvertes d’une grande utilité. Je remarquai, entre autres, un grand nombre de bambous de la grosseur d’un arbre ordinaire, et de cinquante à soixante pieds de haut, dont la tige nous promettait d’excellents conduits d’eau, ou même des vases fort utiles, selon la manière dont elle serait taillée. En laissant le nœud d’en haut et le nœud d’en bas, nous avions un baril; en coupant le premier, il nous restait un bassin d’une dimension raisonnable; enfin, on enlevant les deux nœuds, nous obtenions un canal propre à mille usages domestiques.

Chaque nœud était entouré d’épines longues et dures, dont je n’oubliai pas de faire une provision pour remplacer nos clous de fer quand il s’agirait de travailler du bois tendre. Je remarquai bientôt que les jeunes bambous offraient à chaque nœud une substance analogue au sucre de canne, et qui, desséchée aux rayons du soleil, prenait l’aspect de la fleur de salpêtre. Les enfants en recueillirent environ une livre, dont ils se proposaient de faire présent à leur mère.

Lorsque nous eûmes commencé à nettoyer le sol, afin de débarrasser la voie de notre chemin, je découvris une quantité de jeunes pousses, que l’épaisseur du taillis nous avait empêchés d’apercevoir jusque-là. Elles se laissaient couper au couteau comme de jeunes citrouilles, et me parurent composées, comme le chou-palmiste, d’un faisceau de feuilles superposées. Elles étaient d’un jaune pâle et de la grosseur d’un pouce environ.

Cette ressemblance m’ayant fait conjecturer qu’elles devaient être bonnes à manger, j’en rassemblai une petite provision pour notre cuisine. L’essai me parut présenter d’autant moins d’inconvénient, qu’il était urgent de les détruire, si nous ne voulions pas voir bientôt notre route disparaître sous une nouvelle forêt.

Le soir de cette journée féconde en découvertes, nous retournâmes pleins de fierté auprès de ma femme, qui ne fut pas peu surprise à la vue de notre nombreuse récolte. Les nouveaux vases pour le service domestique et le sucre de bambou intéressèrent au plus haut point sa curiosité. En bonne ménagère, toutefois, elle songea d’abord au plus solide, et serra les rejetons de bambou avec le vin de palmier et les feuilles de ravensara, afin d’en faire plus tard un usage éclairé dans la cuisine.

Le jour suivant fut consacré à une excursion du côté de Prospect-Hill, où nous arrivâmes au bout de deux heures; mais, à mon grand chagrin, je trouvai toute l’habitation dévastée par une troupe de singes, et je ne pus m’empêcher de donner au diable cette race maudite et de jurer en moi-même son entière destruction. Les moutons étaient épars dans les environs, les poules dispersées, et les cabanes en si mauvais état, qu’il aurait fallu plusieurs jours pour les réparer. Il fallait en finir avec les pillards, si nous ne voulions pas voir nos plus beaux travaux anéantis. Toutefois je dus ajourner mes projets de vengeance, afin de ne pas interrompre l’entreprise importante qui nous occupait. Malgré mon découragement, lorsque je réfléchis à notre bonheur dans tout le reste, il me sembla que cette mésaventure n’était rien en comparaison de la prospérité qui accompagnait toutes nos entreprises. Si nous n’avions éprouvé de temps en temps quelques vicissitudes de la fortune au milieu de notre paradis terrestre, qui sait si nous n’aurions pas fini par tomber dans l’orgueil et dans la paresse ?

Le quatrième jour, aucun motif ne nous retenant plus au lieu de notre halte, nous nous remîmes en route par une matinée délicieuse, en suivant la nouvelle route, et avec la perspective d’atteindre avant deux heures le but tant désiré de notre expédition.

Johann David Wyss

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