— Johann David Wyss —

Page: .47./.72.

Johann David Wyss

Le robinson suisse

Nous arrivâmes sans mésaventure à l’extrémité de la forêt de bambous, et je fis faire halte au bord d’un petit bois dans le voisinage de l’écluse. La jonction du bois avec une chaîne de rochers inaccessibles faisait de ce lieu une position admirablement fortifiée par la nature. L’écluse proprement dite, c’est-à-dire l’étroit défilé entre le fleuve et la montagne qui séparait notre vallée de l’intérieur du pays, se trouvait à une portée de fusil en avant de nous. Le bois nous protégeait de toutes parts, et néanmoins la position était assez élevée pour permettre à notre artillerie de dominer la plaine de l’intérieur.

FRITZ. « Voici une admirable position pour y élever un fort et foudroyer l’ennemi qui voudrait entrer sans permission dans notre chère vallée. À propos, mon père, je vous ai entendu hier nommer la Nouvelle-Hollande : croyez-vous donc, en effet, que nous nous trouvions dans le voisinage de cette partie du monde ?

MOI. Mon opinion est que nous sommes sur le rivage septentrional de la Nouvelle-Hollande. Mes présomptions se fondent sur la position du soleil, aussi bien que sur mes souvenirs relativement à la route tenue par le vaisseau avant son naufrage. Il y a encore une foule de petites circonstances dont la réunion semble augmenter la vraisemblance de mes calculs : ainsi nous avons les pluies des tropiques et les principales productions de ces fertiles contrées, la canne à sucre et le palmier. Mais, dans quelque région que le hasard nous ait jetés, nous n’en habitons pas moins la grande cité de Dieu, et notre sort est au-dessus de nos mérites. »

Fritz était d’avis d’élever dans ce lieu quelque bâtiment dans le genre des cabanes d’été du Kamtchatka. Cette idée me plut, et nous résolûmes de la mettre à exécution à notre retour; mais, avant tout, il fallait une reconnaissance dans l’intérieur du petit bois sur la lisière duquel avait eu lieu la délibération, afin de nous assurer que le voisinage n’offrait aucun danger.

Notre excursion s’acheva paisiblement et sans autre rencontre que celle d’une couple de chats sauvages, qui semblaient faire la chasse aux oiseaux, et qui se hâtèrent de prendre la fuite à notre approche. Bientôt nous les perdîmes de vue sans nous en inquiéter davantage.

Le reste de la matinée s’écoula bien vite, et elle fut suivie de quelques heures d’une chaleur si violente, qu’il fallut renoncer à toute occupation. Lorsque la fraîcheur du soir nous eut rendu quelques forces, nous les employâmes à mettre la tente en état de nous recevoir, et le reste de la soirée se passa en préparatifs pour le lendemain, qui était le jour destiné à la mémorable excursion dans la savane.

J’étais prêt à la pointe du jour. J’emmenai avec moi les trois aînés, parce que je croyais prudent de n’entrer en campagne qu’avec des forces imposantes. La mère demeura avec Franz à la garde du chariot, des provisions et du bétail; car nous voulions nous débarrasser de tout ce qui pouvait entraver notre marche.

Après un déjeuner réconfortant, nous prîmes joyeusement congé de la garnison, et nous nous trouvâmes bientôt près de l’écluse, au pied de notre ancien retranchement. Il était facile de reconnaître du premier, coup d’œil que c’était cet endroit qui avait servi de passage au boa, aussi bien qu’à la troupe de pécaris. Les pluies et les orages, les torrents de la montagne, enfin les singes, les buffles et tous les autres habitants de cette contrée inconnue semblaient avoir fait alliance pour détruire le premier ouvrage de l’homme sur leur sauvage domaine.

Avant d’entrer dans la savane, nous fîmes halte pour contempler l’immense plaine qui se déroulait devant nos regards. À gauche, au delà du fleuve, s’élevaient de nombreuses montagnes couvertes de magnifiques forêts de palmiers; à droite, des rochers menaçants qui semblaient percer les nuages, et dont la longue chaîne, s’éloignant graduellement de la plaine, laissait à découvert un horizon à perte de vue.

Jack et moi, nous ne tardâmes pas à reconnaître le marécage où nous avions pris notre premier buffle; puis nous dirigeâmes notre marche vers le sommet d’une colline éloignée qui nous promettait un panorama général de toute la contrée.

Nous avions traversé le ruisseau; et au bout d’un quart d’heure de marche, le pays ne nous offrit plus qu’un désert aride, où la terre, brûlée par le soleil, était sillonnée par de profondes crevasses. Par bonheur chacun de nous avait eu la précaution de remplir sa gourde; car toute trace d’humidité avait disparu, et le petit nombre de plantes que nos regards rencontraient se traînaient sans force sur le sol dévoré. J’avais peine à comprendre comment une demi-heure de marche pouvait avoir ainsi totalement changé l’aspect de la contrée.

« Cher père, me dit enfin Jack, sommes-nous venus jusqu’ici dans notre première expédition ?

MOI. Non, mon enfant, nous sommes à deux milles plus loin, et nous voici au milieu d’un véritable désert. Pendant les pluies des tropiques, et quelques semaines après, le terrain se couvre d’herbes et de fleurs; mais, aussitôt que le bienfaisant arrosement du ciel a cessé, la végétation disparaît, pour ne renaître qu’à la saison prochaine. »

Pendant quelque temps le silence de notre marche ne fut interrompu que par des soupirs et des gémissements entrecoupés des exclamations suivantes : « Arabia Petroea ! Pays de désolation et de malédiction ! Voici assurément le séjour des mauvais esprits.

MOI. Courage et patience, mes chers enfants ! Vous connaissez le proverbe latin : Per angusta ad augusta. Qui sait si la cime de la montagne ne nous réserve pas quelque consolation inattendue, si ses flancs ne vont pas nous offrir quelque source enchantée ? »

Après une marche pénible de plus de deux heures, nous parvînmes, épuisés de fatigue, au terme de notre route, et chacun se laissa tomber à l’ombre du rocher, sans que la chaleur et l’épuisement nous permissent de chercher un meilleur gîte.

Pendant plus d’une heure, nous demeurâmes en silence dans la contemplation du spectacle qui s’offrait à nos regards. Une chaîne de montagnes bleuâtres terminait l’horizon à une distance de quinze à vingt lieues devant nous, et le fleuve serpentait dans la plaine à perte de vue au milieu de ses deux rives verdoyantes, semblable à un ruban d’argent, sur un tapis d’une couleur sombre et uniforme.

Depuis quelque temps, le singe et les chiens nous avaient quittés; mais personne ne songea à les poursuivre. Nous ne pensions qu’à nous reposer et rafraîchir nos lèvres avec le suc de quelques cannes à sucre qui remplissaient ma gibecière.

La faim ne tarda pas à se faire sentir, et nous nous assîmes avec plaisir autour des restes du pécari.

« Il est encore heureux, remarqua Fritz, de se trouver muni d’un morceau de rôti dans une contrée aussi peu fertile en fruits et en gibier.

—    Quel rôti ! interrompit Ernest; il me rappelle le rôti du cheval des Tatars, cuit sous la selle d’un cavalier du désert.

—    Ah ! reprit Jack, les Tatars mangent donc la chair du cheval ?

—    Oui, lui répondis-je; mais quant au mode de cuisson, il faut croire qu’il y a là quelque méprise des voyageurs. »

Fritz, qui venait de se lever pour examiner les environs, s’écria tout à coup : « Au nom du Ciel ! qu’est-ce que j’aperçois là-bas ? Il me semble voir deux hommes à cheval; en voici un troisième, et les voilà qui se dirigent, vers nous au grand galop. Ne seraient-ce pas des Arabes ou des Bédouins ?

MOI. Ni l’un ni l’autre, selon toute apparence. Et d’ailleurs quelle différence fais-tu entre un Arabe et un Bédouin, lorsque tu dois savoir que le Bédouin n’est autre chose que l’Arabe du désert ? Maintenant, Fritz prends ma lunette d’approche, et dis-nous ce que tu aperçois.

FRITZ. Je vois un grand troupeau d’animaux paissant, une multitude de meules de foin, et des chariots chargés qui sortent du taillis pour se diriger vers le fleuve, et qui regagnent ensuite leur retraite. Toute cette scène me paraît étrange, sans qu’il me soit possible de la suivre distinctement.

JACK. Le grave Fritz me fait tout l’effet d’un visionnaire; laisse-moi regarder à mon tour… Oui, oui, j’aperçois des lances avec leurs banderoles flottantes. Il faut appeler les chiens et les envoyer à la découverte.

ERNEST. Passe-moi la lunette à mon tour. En vérité, voici un quatrième cavalier qui se joint aux trois premiers. D’où peut-il être sorti ? Il faut nous tenir sur nos gardes et songer à la retraite.

MOI. Laisse-moi regarder : ma vue, pour être moins perçante que la vôtre, n’en est peut-être que plus sûre. Je crois que nous en avons déjà fait l’expérience une ou deux fois. Tes chariots et tes meules de foin, mon pauvre Fritz, me donneraient quelque inquiétude, si par bonheur nous n’étions hors de leur portée, car je présume que ce sont des éléphants ou des rhinocéros; quant aux animaux paissant, il est facile de les reconnaître pour des buffles et des antilopes. Et maintenant les cavaliers arabes, les pillards menaçants du désert prêts à fondre sur nous, ce sont… Ne saurais-tu me le dire, mon cher Jack ?

JACK. Des girafes, peut-être.

MOI. Pas mal deviné, quoique tu sois encore au-dessous de la réalité. Nous nous contenterons pour cette fois de voir dans ces animaux des autruches ou des casoars. Il faut leur faire la chasse afin d’en prendre une vivante, ou du moins de rapporter un trophée de plumes d’autruche.

FRITZ et JACK. Oh ! cher père, quel bonheur d’avoir une autruche vivante ! un grand plumet sur nos chapeaux ne serait pas non plus à dédaigner. »

À ces mots, ils coururent vers l’endroit où ils avaient vu les chiens s’enfoncer, tandis qu’Ernest et moi nous profitâmes de l’épaisseur d’un bosquet voisin pour échapper aux regards des animaux qu’il fallait approcher. Je ne tardai pas à reconnaître, parmi les plantes qui nous entouraient, une espèce d’euphorbe assez fréquente dans les endroits rocailleux. C’était le tithymale des apothicaires, dont le suc, bien que vénéneux, est d’un assez grand usage en médecine. Je fis à la hâte quelques incisions dans les tiges qui se rencontrèrent sous ma main, en me réservant d’en recueillir moi-même le suc qui en découlerait. Ernest, préoccupé de notre nouvelle entreprise, ne remarqua pas l’opération.

Nous ne tardâmes pas à être rejoints par Fritz et Jack, qui ramenaient la meute et leur fidèle compagnon. Le singe et les chiens avaient puisé dans l’eau une nouvelle activité de bon augure pour le résultat de notre entreprise.

Nous tînmes aussitôt conseil sur la manière dont il fallait ordonner l’attaque; car nous nous trouvions maintenant assez près des autruches sans défiance pour suivre de l’œil tous leurs mouvements et leurs jeux. Je comptai quatre femelles et un seul mâle, reconnaissable à son plumage d’une blancheur éblouissante. Je recommandai aux chasseurs d’en faire le principal point de mire de leur attaque.

MOI. « C’est là que Fritz va faire merveille avec son aigle : car qui sait si nous autres, pauvres bipèdes, nous viendrons à bout de notre capture ? Enfin chacun fera de son mieux.

JACK. Voilà Ernest, qui a déjà gagné le prix de la course; et Fritz et moi, qui ne sommes pas tant à dédaigner.

MOI. Je sais que vous êtes d’excellents coureurs pour votre âge; mais aucun de vous n’est encore de la force de l’autruche, dont la course égale la rapidité du vent, et qui défie le galop du cheval le mieux exercé.

FRITZ. Mais alors comment les Arabes du désert parviennent-ils à s’en rendre maîtres ?

MOI. Ils les chassent à cheval lorsqu’ils ne peuvent parvenir à s’en emparer par surprise.

JACK. Comment peuvent-ils les chasser à cheval, d’après ce que vous venez de nous dire tout à l’heure ?

MOI. Dans ce cas même les chasseurs emploient un artifice fondé sur les habitudes de l’animal. On a observé que les autruches décrivent dans leur fuite un grand cercle de deux à trois lieues de circonférence. Les chasseurs, rassemblés d’abord en une seule troupe, se répandent rapidement sur les différents points que l’autruche doit parcourir en décrivant son cercle, et ils finissent par s’en rendre maîtres lorsque, épuisée de fatigue, elle est hors d’état de continuer sa course.

ERNEST. C’est alors que la pauvre bête cache sa tête dans un buisson ou derrière une pierre, croyant ainsi échapper à tous les regards.

MOI. On ne peut connaître le mobile d’un animal dépourvu de raison. Selon toute apparence, la pauvre créature met sa tête a l’abri, parce que c’est la plus faible partie d’elle-même, ou peut-être ne prend-elle cette position que pour mieux se défendre avec ses jambes, car on a remarqué que le cheval prend la même position lorsqu’il veut saluer son ennemi d’une ruade. Quoi qu’il en soit, nous sommes à pied, et tout l’art du cavalier nous est superflu. Il faut donc tâcher d’envelopper l’ennemi et de l’abattre à coups de fusil; mais, avant tout, commencez par retenir les chiens, car ces animaux se défient plus encore du chien que de l’homme. Si les autruches s’enfuient avant que nous soyons à portée, vous lâcherez la meute, et Fritz déchaperonnera son aigle. Leurs efforts réunis parviendront peut-être à arrêter un des fuyards, de manière à nous donner le temps d’accourir. Mais je vous recommande encore une fois l’autruche blanche, car son plumage est plus précieux, et son service plus utile. »

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Page: .47./.72.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.