— Johann David Wyss —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Pendant trois jours le prisonnier ne voulut toucher à rien, et cette obstination épuisa tellement ses forces, que nous commençâmes à craindre pour sa vie. Alors la bonne mère nous prépara une bouillie de maïs et de beurre frais que je me chargeai d’introduire dans le bec du patient. Après deux ou trois repas de ce genre, l’animal reprit ses forces, et son naturel parut avoir subi une révolution complète, car à partir de ce jour ses habitudes sauvages disparurent pour faire place à une sorte de curiosité inquiète tout à fait comique. Après avoir gémi de l’abstinence de notre nouvel hôte, nous finîmes par concevoir des inquiétudes sur sa voracité. Nos petits cailloux lui servaient de pilules digestives, et toute la provision ne tarda pas à disparaître. Pour sa nourriture, Brausewind semblait préférer les glands et le maïs, et sa gourmandise le rendit bientôt docile à toutes nos volontés.

Après dix à douze jours, nous crûmes pouvoir délivrer l’animal de ses liens et lui permettre la promenade au bout d’une longe. Alors commença une éducation dans toutes les règles. Nous habituâmes notre prisonnier à recevoir des fardeaux, d’abord légers, puis de plus en plus pesants, à s’agenouiller et à se relever au commandement. Bientôt il fut dressé à tourner à droite et à gauche, au pas, au trot et au galop, avec Jack ou Franz sur son dos. Comme il lui arrivait souvent de se montrer rétif ou indocile, nous prîmes le parti de lui couvrir la tête d’un voile imprégné de fumée de tabac. Ce dernier expédient l’amena bientôt à une docilité complète.

Au bout d’un mois, l’autruche était si parfaitement apprivoisée, qu’il fallut songer à son équipement. Je commençai par lui faire une nouvelle ceinture plus commode, qui lui entourait le corps sans gêner le mouvement des ailes ni des cuisses. Au-dessous de chaque aile passait une forte courroie destinée à attacher l’animal au chariot, ou à lui fixer son fardeau sur les épaules.

Il fallait maintenant un mors et une bride, et cette pensée m’embarrassait fort, car j’étais obligé de travailler sans modèle. Toutefois, comme j’avais observé le pouvoir que nous exercions sur l’animal en le privant de l’usage de ses yeux, j’inventai une espèce de chaperon qui venait s’attacher sous le cou par deux légers anneaux de laiton, et l’appareil se rabattait à volonté sur les yeux et sur les oreilles. Le conducteur faisait retomber le chaperon d’un côté ou de l’autre, selon qu’il voulait laisser à l’oiseau l’usage de l’œil droit ou de l’œil gauche pour le diriger à gauche ou à droite. Pour arrêter l’animal, il suffisait de faire retomber à la fois les deux côtés de l’appareil.

Mon harnais n’était pas des plus simples, et il n’eut pas d’abord tout l’effet que j’en attendais; mais avec quelques additions et de légers changements nous vînmes à bout de notre entreprise, non sans peine cependant : il nous fallut un long exercice pour nous accoutumer à l’usage d’un appareil aussi étrange et aussi compliqué; car à chaque instant il nous arrivait d’oublier à qui nous avions affaire, et de vouloir guider l’autruche comme un cheval, ce qui ne réussissait pas le moins du monde.

Il s’agissait maintenant de lui fabriquer une selle, entreprise difficile, et qui, au cap de Bonne-Espérance, m’eût infailliblement mérité un brevet de sellier pour autruche. Je n’entreprendrai pas une description détaillée de mon œuvre; il suffira de dire que la selle était fixée autour de la poitrine par une sangle qui allait rejoindre les deux courroies des ailes. J’avais eu soin de la rembourrer solidement; et de la garnir sur le devant et sur le derrière afin de prévenir les chutes. À la honte du noble art de l’équitation, ma selle avait une solide poignée pour passer la bride et se retenir avec les mains si l’occasion l’exigeait.

Au bout de peu de temps, le rôle de cheval de course devint si familier à notre autruche, grâce à nos patientes leçons, qu’à partir de ce moment elle devint véritablement digne du noble nom de Brausewind. Elle faisait la route de Falken-Horst dans le tiers de temps qu’il aurait fallu à un cheval ordinaire : rapidité dont je me promis de grands avantages pour l’avenir. Il ne m’en coûta pas peu d’efforts pour maintenir le propriétaire de l’animal en paisible possession de sa conquête; car ses frères ne pouvaient s’empêcher de regarder son bonheur avec envie, et il fallut mon intervention paternelle pour maintenir notre premier arrangement.

Ils se vengèrent bien de la préférence en faisant tomber sur le pauvre Jack un feu roulant de railleries. « Regardez-le, s’écriaient-ils aussitôt qu’il se mettait en selle, vous allez le voir s’élever dans les airs : pourvu qu’il ne perde pas sa valise ou sa tête ! »

Mais le cavalier endurait patiemment toutes les plaisanteries, pourvu qu’on le laissât paisible possesseur de sa monture, et il se pavanait fièrement devant les railleurs, se donnant le nom pompeux de notre courrier d’État.

Peu de jours avant l’entier équipement de notre nouvelle monture, Fritz m’avait apporté à trois reprises différentes une jeune autruche éclose dans le four. Les autres œufs n’avaient pas réussi, et un des petits ne demeura qu’un jour en vie. Ceux qui survécurent présentèrent pendant les premiers jours un spectacle bizarre, avec leur robe grisâtre et leurs longues jambes chancelantes. Je les fis nourrir avec de la bouillie de maïs et des glands doux, après ne leur avoir donné pendant deux jours que des œufs hachés et de la cassave bouillie dans du lait.

Au milieu de tous nos travaux, la préparation des peaux d’ours n’était pas négligée. Nous commençâmes par les nettoyer avec un racloir de fer que j’avais fait d’une vieille lame de couteau. Je les mis ensuite mortifier dans le vinaigre de miel, afin de les rendre plus durables, et en même temps afin d’obtenir une fourrure plus épaisse.

Nos abeilles de Falken-Horst nous avaient déjà donné deux tonnes de miel dont nous ne savions que faire. Je songeai à en composer de l’hydromel, travail dans lequel la bonne mère se trouva bientôt plus habile que moi. La préparation consistait à faire bouillir le miel dans un certain volume d’eau et à l’écumer; puis nous versâmes la liqueur dans deux tonneaux, où nous la fîmes fermenter avec de la farine de seigle. Je remplis ensuite un petit sac de noix muscades, de cannelle et de feuilles de ravensara, pour donner un parfum à la liqueur; mais n’ayant pas grande confiance dans cet essai, je laissai l’une des tonnes sans mélange.

Lorsque la lie fut tombée et le liquide éclairci, je fis vider la première tonne dans de plus petits vases de bambou, purifiés par des fumigations de soufre pour empêcher la seconde fermentation. Ayant préalablement goûté la liqueur, nous la trouvâmes si agréable, que nous résolûmes à l’instant de faire du vinaigre avec la seconde tonne, en en conservant seulement quelques bouteilles pour mettre un peu de variété dans notre boisson. Elle fut donc mise de nouveau en fermentation par le même procédé, et au bout de peu de jours nous avions une provision d’excellent vinaigre. La bonne mère en mit une partie en bouteilles pour les usages domestiques, et le reste me servit pour la préparation de mes peaux d’ours. Au bout de deux jours, lorsqu’elles me semblèrent suffisamment mortifiées, je les retirai du vinaigre pour les laver une seconde fois. Quand je les vis à moitié sèches, je me mis en devoir de les humecter avec de l’huile de baleine, après quoi il ne resta plus qu’à les fouler jusqu’à ce qu’elles nous parussent avoir acquis la souplesse nécessaire. Nous nous servîmes, pour les polir, de morceaux de peau de requin et d’une pierre tendre dont nous avions fait la découverte. Elles sortirent de l’atelier sans un pli, délivrées de toute mauvaise odeur, et le poil parfaitement intact : si bien que j’eus tout lieu de me réjouir du succès de notre long travail.

Pendant ces occupations inaccoutumées, d’abord entreprises avec ardeur par les enfants, mais devenues bientôt pénibles à leurs jeunes esprits, nous avions fait l’essai de notre boisson, qui nous parut de bonne qualité. Le tonneau qui était resté sans mélange reçut le nom de malaga, parce que le goudron dont je m’étais servi pour enduire l’intérieur du bambou avait communiqué à la liqueur une certaine amertume. Le tonneau parfumé fut appelé par les enfants muscat de Felsen-Heim, en mémoire de leur vin favori, le muscat de Frontignan.

Je fis observer à ce sujet qu’il nous était bien permis d’appeler notre paille du foin, si cela nous plaisait, tant que nous ne cherchions pas à abuser les autres à cet égard, quoique je ne perdisse pas l’espérance de voir un beau jour notre muscat faire le voyage d’Europe, tout aussi bien que le madère ou le célèbre vin du Cap.

Au reste, je me vis forcé de modérer l’ardeur que mes jeunes compagnons témoignaient pour cette boisson, si je voulais prévenir quelque tumulte inaccoutumé.

Voyant que la tannerie nous avait bien réussi, je me tournai avec un nouveau courage du côté de la chapellerie, avec l’intention de commencer par le chapeau de castor que nous avions promis à Franz.

ERNEST. « Dites-moi donc, cher père, quelle forme et quelle couleur vous voulez donner à notre premier chapeau, afin qu’il devienne un modèle pour l’avenir.

MOI. À dire vrai, il me sera plus facile de le faire rouge que noir, parce que je manque d’éléments pour cette dernière couleur; car nous n’avons ici ni noix de galle ni vitriol, tandis que la cochenille ne nous manque pas.

ERNEST. Un chapeau rouge ne me déplairait pas. Le rouge est une noble couleur.

JACK. Pour moi, j’en voudrais un vert; le vert est la couleur de la nature.

FRITZ. Et moi, un gris, c’est une couleur économique.

FRANZ. Le blanc vaudrait mieux, c’est la couleur la mieux adaptée au climat où nous vivons. Le blanc repousse les rayons du soleil, tandis que le noir les absorbe.

MOI. Je crois que je me déciderai pour le rouge. Comme le premier chapeau est destiné à Franz, je veux lui faire une espèce de barrette semblable à celle du fils de Guillaume Tell dans les gravures de la vieille chronique suisse.

MA FEMME. Je vois que personne ne songe à me demander mon avis dans une matière qui est cependant de la compétence spéciale des femmes. Je vote pour la barrette rouge, elle nous rappellera les souvenirs de notre pays.

TOUS. Oui, oui, une barrette rouge, avec un plumet de plumes d’autruche. »

Je distribuai immédiatement les rôles pour notre nouvelle opération. Les uns furent chargés de raser les peaux d’ondatra avec de vieilles lames de couteau; les autres se mirent en devoir de peigner les fourrures de lapins angoras, tandis que ma femme s’occupait de mêler les deux espèces. Quant à moi, j’eus bientôt fabriqué un arçon de chapelier avec une corde de boyau de requin, et plusieurs formes de bois en deux morceaux d’une certaine hauteur et d’une certaine largeur. Il me fallait encore un instrument pour presser, et un autre pour fouler; ils furent bientôt prêts tous deux, et nous ne tardâmes pas à obtenir un feutre léger, que nous mîmes en œuvre sur-le-champ. Je terminai l’opération en plongeant notre ouvrage dans une décoction de cochenille, fraîche, délayée avec du vinaigre d’hydromel. Lorsque le feutre me parut suffisamment préparé, je le plaçai enfin sur la forme afin de lui faire passer la nuit dans le four, et le lendemain matin j’avais une barrette suisse du plus beau rouge et du plus brillant poli. Ma femme se chargea d’achever l’ouvrage en y ajoutant une coiffe de soie et une ganse d’or, dans laquelle on plaça un plumet de quatre plumes d’autruche. Alors le chef-d’œuvre fut mis en triomphe sur la tête de Franz, auquel il allait parfaitement.

Johann David Wyss

Les robinsons suisses

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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