— Les robinsons suisses —

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Fritz courut vers sa mère, qui était occupée au jardin, et lui demanda humblement un morceau de chair d’ours pour préparer un pemmican.

MA FEMME. « Veux-tu commencer par me dire ce que c’est qu’un pemmican, et ce que tu en veux faire ?

FRITZ. Le pemmican est une provision de bouche que les marchands de peaux du Canada ont coutume d’emporter dans leurs longs voyages de commerce parmi les tribus indiennes. Elle consiste en chair d’ours ou de chevreuil coupée en petits morceaux et pilée; il n’y a pas d’aliment moins embarrassant et plus nutritif.

MA FEMME. Et pourquoi y songer aujourd’hui plutôt qu’un autre jour ?

FRITZ. Nous venons de décider une expédition importante, et nous ne voulons point laisser nos meilleures provisions se gâter au logis.

MA FEMME. Voilà ce qui s’appelle de la friandise; et l’on ne m’a pas consultée pour ce beau projet, afin de se passer de mon consentement. Mais n’en parlons plus. Quant à ton pemmican, je le crois convenable dans les longs voyages à travers un pays inculte et inhospitalier; mais la précaution me parait risible pour une excursion de deux jours dans une riche contrée comme celle que nous habitons.

FRITZ. Vous pouvez avoir raison sous un certain rapport, chère mère; mais songez quel orgueil et quelle satisfaction pour nous de vivre deux jours comme ces hardis voyageurs. On se sent alors un tout autre homme que lorsqu’on part avec un lièvre rôti dans sa poche, pour aller à la chasse d’un lièvre vivant.

MA FEMME. À merveille ! Ne faudrait-il pas bientôt que la viande soit crue, pour satisfaire pleinement l’imagination de nos chasseurs ? »

L’entretien fut interrompu par notre arrivée, et, comme l’héroïque projet de Fritz avait reçu l’assentiment général, ma femme finit par accorder le morceau d’ours tant désiré.

La préparation du pemmican fut entreprise avec ardeur; car Fritz avait appelé tous ses frères à son aide. La viande fut hachée, pilée, desséchée avec autant de diligence que s’il se fût agi de nourrir une troupe de vingt chasseurs pendant six mois.

Les enfants firent une provision de sacs, de corbeilles, de filets : enfin j’assistai à tous les préparatifs d’une véritable expédition de guerre, dont le but demeura un mystère pour moi. On choisit pour le voyage notre vieux traîneau, élevé au rang de voiture depuis l’addition des deux vieilles roues de canon, et il reçut bientôt les munitions de bouche et de guerre, la tente de voyage et le kayak de Fritz, sans compter les menues provisions.

Enfin le jour tant désiré était venu. Tout le monde se trouva debout avant l’aurore, et j’aperçus Jack se diriger mystérieusement vers le chariot avec une corbeille où il avait enfermé deux paires de nos pigeons d’Europe.

Ah ! ah ! me dis-je en moi-même, il paraît que nos chasseurs ont songé à s’assurer d’un supplément, dans le cas où le pemmican ferait défaut. Je souhaite seulement que la chair de nos vieux pigeons ne les fasse pas repentir de leur prévoyance.

Contre mon attente, la bonne mère manifesta le désir de rester au logis, ne se sentant pas en état de supporter les fatigues du voyage; et, après une longue et mystérieuse consultation avec ses frères, Ernest se déclara prêt à lui tenir compagnie. Cette circonstance me décida à renoncer moi-même à l’expédition projetée, comptant mettre ce temps à profit pour m’occuper de la construction d’un moulin à sucre.

Nous laissâmes donc partir nos trois maraudeurs avec force injonctions et recommandations, qui ne furent pas trop mal reçues. Bientôt le pont-levis résonna sous les pas de leurs montures, et la petite caravane, l’autruche en tête, ne tarda pas à disparaître à nos regards, tandis que les rochers répétaient les joyeux aboiements de nos braves auxiliaires, Falb et Braun.

Je m’occupai sans plus tarder de mon moulin à sucre, qui devait consister en trois cylindres verticaux et représenter une espèce de pressoir, que je devais mettre en mouvement au moyen de nos chiens ou d’un des jeunes buffles. Sans entrer dans la description détaillée de mon ouvrage, il suffira de dire qu’il m’occupa plusieurs jours, malgré la coopération d’Ernest, et l’aide non moins active de la bonne mère.

Nous allons maintenant accompagner nos jeunes chasseurs dans leur expédition, dont je vais donner le récit avec la fidélité d’un écrivain consciencieux.

La caravane s’éloigna rapidement du pont-levis, et ne tarda pas à arriver dans les environs de Waldeck où les chasseurs comptaient passer le reste de ce jour et la nuit suivante.

En approchant de la métairie, ils entendirent avec effroi un grand éclat de rire, qui paraissait venir d’une voix humaine. À ce bruit les montures donnèrent les marques d’un trouble extraordinaire, et les chiens se rapprochèrent de leurs maîtres avec un sourd grognement. Quant à l’autruche, elle prit la fuite emportant son cavalier vers le lac de Waldeck.

Cependant le terrible ricanement se renouvelait de minute en minute, et les buffles devenaient si intraitables, que leurs cavaliers jugèrent plus prudent de quitter la selle afin de rester maîtres de leurs actions.

« Ceci est sérieux, dit Fritz à voix basse. Les animaux se conduisent comme s’ils se trouvaient dans le voisinage d’un lion ou d’un tigre. J’ai à peine la force de les maintenir par les naseaux : il faut pourtant qu’ils se tiennent en repos jusqu’à ce que Franz ait eu le temps d’aller faire une reconnaissance avec les chiens. Quant à toi, Franz, hâte-toi de revenir si tu aperçois quelque chose de suspect; dans ce cas nous nous remettrons en selle pour opérer une prompte retraite. Il est fâcheux que Jack se soit laissé emporter par sa monture : Dieu sait ce qu’il est devenu. »

Franz arma bravement ses pistolets ainsi que sa carabine, et, suivi des deux chiens, il se glissa en silence dans le taillis, du côté où le redoutable rire s’était fait entendre.

À peine avait-il fait quatre-vingts pas dans le bois, qu’il aperçut à environ deux toises en face de lui une hyène énorme qui venait de terrasser un mouton, et qui s’apprêtait à le mettre en pièces.

L’animal continua tranquillement son repas, quoique ses yeux flamboyants eussent découvert le chasseur dans sa retraite; mais il le salua d’un nouvel éclat de rire, qui résonna comme un hurlement de mort dans les oreilles du pauvre enfant.

Se retranchant derrière le tronc d’un arbre, il arma sa carabine et la dirigea vers la tête de l’animal. Mais au même instant les chiens, passant de la terreur à une espèce de rage, s’élancèrent sur l’hyène avec un hurlement terrible. En même temps Franz lâcha son coup si heureusement, que la balle alla fracasser une des pattes de devant de l’animal, et lui faire une large blessure dans la poitrine.

Cependant Fritz accourait de toutes ses jambes pour soutenir son frère; mais, par bonheur, son secours était devenu inutile : car les deux chiens, profitant de leur avantage, s’étaient précipités sur l’ennemi avec tant d’impétuosité, que celui-ci avait assez à faire de se défendre. Fritz aurait bien voulu tirer; mais les combattants étaient si acharnés, qu’il n’avait rien de mieux à faire qu’à attendre le moment favorable. Toutefois les chiens combattaient vaillamment, et leur adversaire, épuisé par la perte de son sang, finit par succomber.

Fritz et Franz, s’étant élancés sur le champ de bataille, trouvèrent l’hyène réellement morte, et les chiens, acharnés sur son cadavre, ne lâchèrent prise qu’après la plus violente résistance. Les enfants, poussant un long cri de triomphe, appelèrent à eux les valeureux animaux pour les caresser; leurs blessures furent pansées avec de l’eau fraîche et de la graisse d’ours apportée pour la cuisine. Jack ne tarda pas à rejoindre ses frères, après s’être tiré à grand-peine du marécage; il ne put retenir un cri d’étonnement et d’effroi à la vue du terrible ennemi dont les chiens venaient de triompher. L’hyène était de la grosseur d’un sanglier, et si vigoureuse, que nos deux braves défenseurs n’en seraient certainement pas venus à bout sans sa blessure. Franz réclama l’animal avec vivacité comme sa propriété, et l’on ne put s’empêcher de reconnaître la justesse de ses prétentions.

Les enfants ne tardèrent pas à arriver à Waldeck, dont une petite distance les séparait. Après avoir déchargé le chariot et placé en lieu sûr tout ce qu’il renfermait, ils se mirent en devoir de dépouiller et d’écorcher le terrible animal. Cet important travail, interrompu de temps en temps pour tirer quelques oiseaux, les occupa le reste du jour. Vers le soir, la petite troupe alla chercher le repos sur nos deux belles peaux d’ours, que les voyageurs n’avaient pas oublié de s’approprier pour cet usage.

Vers le même temps, nous étions assis tous les trois après notre travail du jour, nous entretenant des voyageurs, Ernest avec quelques regrets, et ma femme avec une légère teinte d’inquiétude. Quant à moi, j’étais sans crainte, plein de confiance dans la hardiesse et le sang-froid du chef de l’expédition.

Ernest finit par nous dire : « Demain, mes chers parents, j’espère être le premier à vous donner de bonnes nouvelles des voyageurs.

MOI. Oh ! oh ! aurais-tu l’intention d’aller leur faire visite, par hasard ? Ce projet ne m’arrangerait nullement, attendu que j’ai encore besoin de toi pour demain.

ERNEST. Je ne bougerai pas d’ici, et cependant j’espère demain au plus tard recevoir des nouvelles de nos voyageurs. Qui sait si je ne verrai pas en rêve ce qu’ils ont fait aujourd’hui, et le lieu où ils se trouvent à cette heure ?

MA FEMME. S’il m’était permis de compter sur les songes, je devrais avoir la préférence et comme femme et comme mère, car mon cœur est auprès des absents.

MOI. Voyez donc quel peut être ce traînard qui regagne le pigeonnier. L’obscurité m’empêche de distinguer si c’est un hôte de la maison, ou bien un étranger.

ERNEST. Je vais aller lever le pont, et demain nous verrons ce qu’il y aura de nouveau. Ne serait-il pas charmant de recevoir ici un messager de Sydney-Cove dans la Nouvelle-Hollande ! Ne nous parliez-vous pas dernièrement de la proximité de cette contrée ?

MOI. Voilà une excellente plaisanterie, monsieur le docteur, et toutefois l’invraisemblable n’est pas toujours éloigné du vrai. Maintenant, allons prendre du repos, et demain tu nous conteras des nouvelles de Sydney-Cove, si tu reçois ton courrier cette nuit.

Johann David Wyss

Le robinson suisse

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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