— Les robinsons suisses —

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Vers le soir, la petite troupe fit une provision de riz pour la journée du lendemain, et un second sac fut rempli de coton qui était demeuré aux arbres. Ils voulaient le porter à Prospect-Hill, où leur intention était de faire une visite pour remettre tout en ordre dans l’habitation.

Fritz n’oublia pas d’emporter quelques noix de coco et une petite provision de vin de palmier, afin de donner une leçon aux singes de Prospect-Hill. Pour obtenir l’un et l’autre, la petite troupe se mit en devoir d’abattre deux palmiers à la manière des Caraïbes.

Au récit de cette conduite barbare, je me récriai sur la folie de sacrifier les fruits de l’avenir à un avantage d’une minute; mais les enfants m’assurèrent qu’ils avaient eu soin d’enfouir au moins huit à dix noix de coco comme compensation pour l’avenir, et je dus me contenter de cette excuse, en ayant soin de recommander que dorénavant on ne s’avisât pas de commettre une pareille déprédation sans mon commandement exprès.

Maintenant je laisse faire à Fritz le récit de la journée suivante, passée à Prospect-Hill, où la petite troupe s’était rendue avant midi.

FRITZ. « À peine arrivés au milieu de la forêt de pins, nous fûmes accueillis par une troupe de singes qui nous accablaient d’une grêle de pommes de sapin plus fatigante que dangereuse.

« Comme l’attaque se prolongeait, nous jugeâmes à propos d’y mettre un terme au moyen de quelques coups de fusil chargés à petit plomb ou à chevrotines. Intimidé par la chute de deux ou trois des plus obstinés tirailleurs, le reste de la troupe quitta les sapins pour se réfugier au sommet des palmiers, qui semblait leur promettre un asile plus sûr.

« La lisière de la forêt, que nous venions enfin d’atteindre, se terminait par un champ de millet sauvage dont les tiges, de huit à dix pieds de haut, portaient un épi de grains rougeâtres ou d’un brun foncé. Je ne vis pas sans étonnement que certaines places étaient dévastées comme si la grêle y eût passé. Je ne tardai pas à m’apercevoir que nous nous trouvions à droite de notre véritable route; il fallut donc appuyer à gauche jusqu’à ce que les hauteurs de Prospect-Hill commençassent à se dessiner à nos regards satisfaits. En arrivant à ce but désiré, notre première précaution fut de décharger le chariot, après quoi nous nous mîmes en devoir de visiter l’habitation, horriblement maltraitée par nos infatigables ennemis les singes.

« Toute l’après-midi fut employée à nettoyer, à balayer et à laver : aussitôt que la cabane eut été rendue habitable pour la nuit, elle reçut nos sacs de coton et nos peaux d’ours. Et, à ce propos, chers parents, voici l’instant de m’excuser relativement aux peaux d’ours, que nous avons emportées sans permission, il est vrai, mais dans la pensée que nous aurions votre compagnie, et que ce serait pour vous une surprise agréable de les trouver le soir toutes prêtes à vous recevoir.

« J’ai encore à demander grâce pour une expérience que je me suis hasardé à faire avec la gomme d’euphorbe, dont j’avais emporté une petite provision sans rien dire. Dans mon indignation contre les singes, j’avais résolu de leur infliger un châtiment exemplaire, et de les attaquer cette fois avec l’arme terrible du poison. Je sentais bien que mon projet pourrait vous déplaire; mais j’avais réfléchi en même temps que, puisqu’on se sert du poison contre les rats et les souris, il devait bien m’être permis d’en faire usage contre cette race malfaisante, afin de l’anéantir, ou du moins de lui ôter l’envie de revenir attaquer nos plantations.

« En conséquence de mon plan, nous nous mîmes en devoir de préparer un certain nombre de cocos et de calebasses, que je fis remplir de lait de chèvre, de vin de palmier et de farine de millet : chaque vase reçut la dose de poison que je crus nécessaire à la réussite de mon projet. Des vases furent ensuite attachés çà et là aux branches des jeunes arbres ou aux troncs abattus, de manière à offrir une proie facile à nos ennemis.

« Ces préparatifs nous avaient occupés jusqu’à la nuit tombante. À l’instant où nos bêtes à cornes venaient de s’étendre sur le sol pour se préparer au repos, nous aperçûmes à l’horizon une lueur subite, semblable à celle que produirait l’incendie d’un vaisseau en pleine mer. Notre curiosité fut si fortement excitée, que nous ne fîmes qu’un saut de la cabane à la pointe la plus élevée du cap de la Déception. À peine avions-nous atteint le sommet, que la flamme s’était élevée sur l’Océan, et nous vîmes le disque de la lune qui montait à l’horizon avec une lenteur majestueuse. On eût dit qu’un pont de feu s’étendait entre les rayons de l’astre nocturne et le rivage de l’Océan, tandis que le murmure mélodieux des flots venait interrompre le calme du soir, et que chaque vague semblait apporter jusqu’à nos pieds le pâle reflet de l’astre silencieux.

« Après le premier moment d’une surprise occasionnée par notre erreur, nous demeurâmes longtemps en contemplation devant cet admirable spectacle de la nature. Un silence solennel enveloppait la terre et l’Océan; tout disposait l’âme à la prière et à la méditation. Tout à coup le repos de l’air fut troublé par les sons les plus étranges qui eussent jamais frappé mon oreille. Des mugissements se firent d’abord entendre à nos pieds, sur la pointe du cap et le long du banc de sable qui s’avance vers la pleine mer. Nous ne tardâmes pas à entendre, à notre droite, les hurlements des chacals, au delà du fleuve et de la grande baie, et nos chiens y répondirent bientôt par des aboiements furieux. Enfin, du côté de l’Écluse, et dans l’éloignement, il s’élevait comme un hennissement prolongé de chevaux, que je reconnus pour le cri de l’hippopotame. Mais ce qui excita notre terreur au plus haut degré, ce fut un long gémissement, que nous ne pûmes hésiter à reconnaître pour le cri de l’éléphant ou le rugissement du lion.

« Nous n’étions rien moins que rassurés, et nous nous hâtâmes de reprendre sans bruit le chemin de Prospect-Hill. Au moment où nous en approchions, il s’éleva un nouveau concert de la forêt voisine. C’étaient des chœurs étranges, interrompus de minute en minute par des pauses solennelles, et reprenant ensuite avec une nouvelle fureur. Il ne me fut pas difficile de reconnaître que la musique partait des gosiers harmonieux de nos amis les singes. Alors j’attachai les chiens devant la porte de la cabane, afin qu’ils ne se jetassent pas sur l’ennemi avant le temps, et de peur que le poison ne leur jouât un mauvais tour, comme aux chats qui avalent des souris tuées avec de l’arsenic.

« La nuit fut loin d’être tranquille, car les singes s’approchèrent plus d’une fois de la cabane, et à chaque instant notre sommeil était troublé par les aboiements de nos fidèles gardiens. Vers le matin, le calme se rétablit peu à peu, et nous permit de jouir de quelques heures d’un sommeil profond. Lorsque mes yeux s’ouvrirent, le soleil était déjà sur l’horizon depuis longtemps. Sans entrer dans le détail du spectacle de désolation qui frappa nos regards, il suffit de dire que mes pièges avaient eu un plein succès. Nous nous hâtâmes aussitôt de faire disparaître les cadavres et les vases funestes. Les premiers furent chargés sur le chariot et jetés à la mer; les seconds furent mis en pièces et les morceaux jetés çà et là, afin de prévenir tout accident fâcheux.

« C’est alors que nous trouvâmes le temps de dépêcher un troisième messager à Felsen-Heim pour vous porter les nouvelles de cette matinée et du jour précédent. C’est Jack qui rédigea la missive, dans le style pompeux et oriental que vous lui connaissez :

Prospect-Hill, entre la neuvième et la dixième heure du jour.

Le caravansérail de Prospect-Hill est rétabli dans son ancienne splendeur. Le travail nous a coûté bien des peines, et bien du sang à nos ennemis. Némésis prépara pour la race maudite la coupe empoisonnée, et les flots de l’Océan ont englouti ses débris. Le soleil, à son lever, éclaire notre départ; le soleil, à son coucher, sera témoin de notre arrivée à l’Écluse. — Valete.

Ici je reprends la parole pour raconter l’effet produit sur nous par cet épître laconique. Nous rîmes de bon cœur de la pompe du style, et, bien que l’allusion à Némésis demeurât une énigme pour nous, toutes nos inquiétudes se trouvèrent calmées par l’annonce du triomphe des voyageurs et de la continuation de leur marche, de sorte que nous attendîmes avec sécurité le retour de la caravane, ou l’arrivée d’un nouveau message.

Mais la face des choses changea complètement quelques heures après par l’arrivée d’un second message, porté sur les ailes du vent. Cette missive inattendue éveillait déjà nos inquiétudes; mais le trouble fut à son comble lorsque nous eûmes lu ce qui suit :

« Le passage de l’Écluse est forcé; tout est détruit jusqu’à Zuckertop; la cabane est renversée, la plantation de cannes est anéantie, et le champ de millet dévoré. Hâtez-vous d’accourir à notre secours. Nous n’osons ni reculer ni avancer, bien que jusqu’à présent nos personnes n’aient couru aucun danger. »

On peut facilement imaginer si ce message me mit sur pied. Sans perdre une minute, je courus seller ma monture, après avoir recommandé à la mère et à Ernest de me suivre le lendemain matin avec le chariot et les provisions nécessaires pour une longue halte. Au bout de deux minutes je courais au galop sur la route de l’Écluse.

Ce train ne pouvait durer toute la route, et de temps en temps il me fallait retenir ma monture, afin de ne pas la mettre sur les dents. Toutefois ma hâte était si grande, que je ne mis pas trois heures et demie à faire une route de cinq à six heures. Aussi arrivai-je près de nos voyageurs plus tôt que je n’étais attendu, et je fus reçu avec un long cri de joie. Mon premier soin avait été de me porter sur le lieu du dommage, et je reconnus avec douleur que le récit des enfants n’avait rien d’exagéré. Les jeunes arbres de notre barricade étaient brisés comme des roseaux, et les troncs qui soutenaient notre hutte d’été n’avaient plus une branche ni une feuille. Dans la forêt de bambous, tous les jeunes rejetons étaient arrachés ou dévorés. Mais nulle part la désolation n’était plus complète que dans la plantation des cannes à sucre, où il ne restait pas une tige debout. Aux traces que les ennemis avaient laissées de leur passage je reconnus que le désordre était dû à une troupe d’éléphants ou d’hippopotames.

Au reste, l’examen le plus attentif ne put me faire découvrir aucune trace de bêtes féroces. Je remarquai seulement quelques empreintes plus petites que les premières dans la direction de l’Écluse au rivage. J’en conclus que c’était la trace de l’hyène tuée par les chasseurs le premier jour de leur expédition.

Nous nous occupâmes sans retard de dresser la tente, et je fis rassembler une grande provision de bois pour les feux de la nuit. Elle ne fut rien moins que tranquille, de notre côté du moins, car Fritz et moi nous passâmes plus de cinq heures à veiller autour de notre foyer. Toutefois aucun ennemi ne se montra, et nous atteignîmes le lever du soleil sans accident.

Vers le milieu du jour, Ernest et sa mère étant arrivés avec le chariot et les provisions, nous commençâmes nos préparatifs pour une halte de quelque durée. Notre premier soin fut d’entreprendre la réparation de toutes les fortifications de l’Écluse. Je m’abstiendrai d’entrer dans les détails de ce travail, qui nous occupa un mois entier.

Cette œuvre pénible fut entremêlée d’occupations moins importantes. La mère avait le département de la volaille et de la cuisine; j’étais chargé de rassembler une provision de terre a porcelaine; Fritz faisait des excursions dans son kayak; Ernest et Jack tentaient quelques promenades peu importantes dans les bois d’alentour; enfin Franz travaillait activement à la peau d’hyène, et il ne tarda pas à me la livrer en état de recevoir sa dernière préparation, travail que j’entrepris avec plaisir pour cet aimable enfant.

Johann David Wyss

Le robinson suisse

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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