— Le robinson suisse —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Le lendemain de grand matin, nous étions en route pour aller visiter le corps de notre sanglier et tenir conseil sur l’emploi qu’on en pouvait faire. Le pauvre Jack, encore fatigué de son aventure de la veille, ne donnait pas signe de vie.

À l’entrée de la forêt, les chiens accoururent au-devant de nous avec des hurlements de joie. Nous arrivâmes bientôt sur le champ de bataille, où la grosseur de l’animal et son aspect féroce excitèrent ma surprise au plus haut degré. Je suis persuadé qu’il eût été en état de résister à un buffle, ou même à un lion de la plus haute taille.

ERNEST. « Il ne faut pas oublier la tête, qui deviendrait un des plus beaux ornements de notre muséum. Si mon père nous le permet, nous allons transporter l’animal sur le rivage, où nous pourrons faire l’opération à loisir.

MOI. De tout mon cœur : je vous laisse le champ libre à cet égard. Mais occupons-nous d’abord d’examiner s’il ne serait pas possible de découvrir encore quelques truffes. Un pareil présent nous assurerait bon accueil au logis. »

Nos recherches furent longtemps infructueuses; mais enfin l’œil perçant de Fritz découvrit dans le voisinage une nouvelle mine de ces précieux tubercules, dont nous ne manquâmes pas de faire une ample provision.

Pendant ce temps l’infatigable Fritz venait d’abattre une douzaine de branches à coups de hache, en s’écriant : « Voilà des moyens de transport tout trouvés, il ne s’agit plus que d’y placer notre gibier. » Nos chiens furent bientôt attelés à ce chariot de nouvelle espèce, qui prit en triomphe le chemin du rivage, chargé des dépouilles sanglantes de l’habitant des forêts. Fritz dirigeait d’une main habile la marche du convoi, qui ne tarda pas à atteindre le camp sans mésaventure. Nos chiens, aussitôt délivrés, reprirent à la hâte le chemin de la forêt pour aller se régaler de la portion du sanglier qui était demeurée sur la place.

En détachant les diverses parties du chariot, destinées désormais à alimenter le foyer, nous remarquâmes sur les branches une quantité de noix ligneuses remplies d’un coton fin et soyeux, d’une couleur jaunâtre analogue à celle du nankin. Notre nouvelle découverte fut mise de côté, avec le plus grand soin, pour notre ménagère, et je me promis bien de saisir la première occasion pour faire une nouvelle provision de ces fruits précieux et me procurer quelques rejetons de l’arbre qui les portait.

Pendant ce temps Fritz et Ernest étaient occupés à creuser dans le sable une fosse assez profonde, voulant, disaient-ils, faire une agréable surprise à leur frère Jack, en préparant pour son réveil un excellent rôti à la hottentote. Une flamme brillante ne tarda pas à sortir du four improvisé, et nous y suspendîmes les quatre membres du sanglier, afin de les dépouiller de leurs soies. Le parfum peu agréable qui s’exhalait de notre venaison ne tarda pas à nous contraindre d’abandonner la place, si nous ne voulions pas perdre la respiration; et l’odeur était si forte, qu’elle alla frapper l’odorat du pauvre Jack, qui ne tarda pas à se lever sur son séant, pour demander d’une voix plaintive quelle était cette nouvelle opération.

« Sois tranquille, lui répondit gravement son frère aîné, il ne s’agit que de friser un peu la crinière de ton champion d’hier soir, afin qu’il puisse se présenter décemment devant ses vainqueurs. Et, avant de te plaindre ainsi, rappelle-toi la réponse d’un prince devant le corps de son ennemi : Le cadavre d’un ennemi mort sent toujours bon. »

Cependant Jack était accouru au secours de ses frères, et tandis qu’ils préparaient la hure du sanglier en cuisiniers expérimentés, je m’occupais de nettoyer les quatre membres, travail fort peu divertissant.

Bientôt le four fut préparé, et il ne tarda pas à recevoir le rôti, soigneusement enveloppé de feuilles odorantes. En attendant l’heure du souper, nous nous occupâmes des préparatifs nécessaires pour fumer le reste de la venaison, et le coucher du soleil vint nous surprendre avant la fin de cet important travail.

Au moment où la nuit commençait à nous envelopper de ses ombres, un formidable hurlement, sorti des profondeurs de la forêt voisine et répété au loin par les échos du rivage, vint frapper tout à coup nos oreilles étonnées. Ces sons terribles semblaient tantôt s’éloigner, tantôt se rapprocher de la place que nous occupions.

« Voilà un concert diabolique, » s’écria Fritz en sautant sur son fusil de chasse et en jetant autour de lui des regards flamboyants. « Allumez le feu, retirez-vous dans la chaloupe, et que chacun tienne ses armes prêtes ! Quant à moi, je vais aller faire une reconnaissance avec mon kayak. »

À ces mots le bouillant jeune homme sauta dans son embarcation, et, se dirigeant vers le rivage avec la rapidité de, l’éclair, ne tarda pas à disparaître à nos regards. Pour nous, exécutant à la hâte ses instructions, nous courûmes à la chaloupe, nous tenant prêts à tout événement.

« Il est bien étonnant, fit observer Jack, que Fritz nous abandonne au moment du danger, et qu’il s’éloigne aussi brusquement sans attendre vos ordres.

—    Il faut pardonner quelque chose à son caractère bouillant et audacieux, répondis-je gravement. À l’heure du danger il est souvent nécessaire de permettre aux braves ce qu’il faudrait défendre aux esprits timides et irrésolus : c’est quelquefois un moyen infaillible de salut. »

Au moment où j’achevais ces mots, nous aperçûmes maître Knips et les chiens qui se dirigeaient vers la chaloupe au grand galop. La voyant trop éloignée du rivage pour l’atteindre à pied sec, nos vaillants auxiliaires s’étendirent autour du feu, sur le sable, non sans promener autour d’eux des regards vigilants.

Cependant les terribles sons partis de la forêt semblaient se rapprocher de plus en plus, de sorte que je finis par croire qu’il fallait les attribuer à quelque panthère ou à quelque léopard que l’odeur du sang avait attiré dans notre voisinage.

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, lorsque la lueur mourante de notre feu nous laissa apercevoir distinctement le terrible animal objet de notre terreur. C’était un lion d’une taille énorme, tel que je n’en avais jamais vu dans nos ménageries d’Europe. Il paraissait avoir suivi les traces du sanglier, et, après avoir exercé son courroux sur les débris de notre foyer, nous le vîmes s’asseoir comme un chat sur ses pattes de derrière, promenant un regard de fureur et de convoitise, tantôt sur le groupe des chiens placé en face de lui, tantôt sur les restes sanglants de notre venaison.

Bientôt le majestueux animal se leva lentement, se battant les flancs de sa queue, comme pour réveiller son courage endormi. Des rugissements entrecoupés s’échappaient de sa gueule terrible, tandis qu’il se promenait avec fureur dans l’espace compris entre le foyer et le rivage. Après avoir décrit lentement plusieurs demi-cercles, de plus en plus rétrécis, le terrible animal finit par prendre une position qui annonçait à tout œil expérimenté une attaque prochaine.

Pendant que j’étais incertain s’il fallait commander le feu, ou donner l’ordre de virer de bord, l’explosion d’un fusil, à peu de distance, me fit tressaillir des pieds à la tête. « C’est Fritz ! » s’écrièrent mes deux compagnons avec un cri de joie et de triomphe. Le roi des forêts fit un bond terrible accompagné d’un rugissement de douleur; puis il ne tarda pas à chanceler, et, tombant sur les genoux, il demeura bientôt sans mouvement.

« Voilà un coup de maître, m’écriai-je avec joie. L’animal est frappé au cœur, et ne se relèvera plus. Demeurez ici tandis que je vais me rendre sur le champ de bataille. »

En deux coups de rames j’étais au rivage, où les chiens me reçurent avec des hurlements d’allégresse. Au moment où je m’approchais avec précaution, je vis paraître sur le même lieu un nouveau lion de moins grande taille que le premier, mais d’un aspect non moins formidable. En deux bonds il était près du corps inanimé de son compagnon, qu’il commença d’appeler d’une voix plaintive. Évidemment c’était la femelle, et par bonheur elle n’était pas accompagnée de ses lionceaux : car une seconde attaque de ce genre eût gravement compromis notre sûreté.

Tandis qu’étendue auprès de son mâle, elle léchait sa blessure avec des gémissements plaintifs, un second coup de feu retentit; et une des pattes de devant de la lionne retomba sans force à ses côtés. Avant que j’eusse eu le temps de faire feu, les chiens s’étaient élancés avec fureur sur l’ennemi, et alors commença le plus terrible combat dont j’eusse jamais été spectateur. L’obscurité de la nuit, les rugissements de la lionne et les hurlements des chiens faisaient de cette scène une des plus effroyables qui puissent frapper les regards d’un homme. Le monstre des forêts profita de mon inaction pour saisir la pauvre Bill de la patte qui lui restait, et bientôt le fidèle animal tomba, dans les convulsions de l’agonie, aux côtés de son ennemi expirant. Au moment où j’accourais à son secours, Fritz paraissait sur le champ de bataille avec son fusil, désormais inutile : mais je lui fis signe de s’arrêter en l’exhortant à joindre ses actions de grâces aux miennes pour la miraculeuse protection dont la Providence venait de nous favoriser encore une fois.

Je ne tardai pas à appeler à haute voix l’équipage de la chaloupe pour venir prendre part à notre triomphe, et nos deux compagnons furent bientôt dans nos bras, remerciant le Ciel de nous revoir sains et saufs après un si terrible danger.

Notre premier soin fut de ranimer le foyer et d’aller visiter le champ de bataille à la lueur de quelques torches de résine. Le premier spectacle qui frappa nos regards fut le corps de la pauvre Bill, étendue sans vie à côté de son ennemi mort, victime regrettable de son courage et de sa fidélité.

« Hélas ! s’écria Fritz avec un douloureux soupir, voici une nouvelle occasion pour Ernest d’exercer ses talents poétiques; car nous ne pouvons refuser une glorieuse épitaphe à notre pauvre Bill, morte si bravement pour la défense commune.

—    J’y songerai, répondit Ernest, lorsque ma pauvre muse sera un peu remise de la terrible angoisse qu’elle vient d’éprouver. En attendant, voici deux formidables ennemis dont la Providence vient de nous délivrer, et j’éprouve une vive satisfaction à penser que ces gueules menaçantes sont maintenant fermées pour toujours.

—    L’intelligence de l’homme triomphe de tous les ennemis de la nature, repartit Fritz gravement; c’est à elle que nous devons les armes dont notre main s’est servie pour abattre le puissant roi des forêts.

—    Mais ne serait-il pas temps de nous occuper des funérailles de la pauvre Bill, à la lueur sinistre de ces torches funéraires ? »

Je fis un signe de consentement, et Fritz eut bientôt creusé une fosse profonde, où nous déposâmes solennellement le corps de notre vieux compagnon. Nous tournant alors du côté d’Ernest, nous attendîmes l’épitaphe qu’il nous avait promise, et qu’il ne tarda pas à réciter d’un ton pathétique :

Après une carrière longue et aventureuse,
c’est ici que repose la pauvre Bill,
si rapide à la course, si intrépide dans le combat.
Elle est morte pour ses maîtres,
ainsi quelle avait vécu.
Nul héros ne mérite mieux un tombeau
et une glorieuse épitaphe.

« Il me semble, dit Jack en bâillant, que nous avons veillé une bonne partie de la nuit, et toute cette histoire de lions m’a terriblement creusé l’estomac. Ne serait-il pas temps de songer à notre nourriture terrestre ? Aussi bien, voici la hure de sanglier qui nous attend dans le four depuis hier soir. »

Rappelés par ce sage avertissement au souvenir de nos besoins corporels, nous nous dirigeâmes vers la cuisine sans perdre le temps en vaines paroles, et nous ne tardâmes pas à faire honneur au rôti de la veille. Je décidai qu’on passerait dans la chaloupe les trois à quatre heures qui restaient jusqu’au jour, et un froid piquant ne tarda pas à nous faire sentir l’utilité de nos fourrures. Les climats chauds sont dangereux par la fraîcheur de leurs nuits, et c’est ce qui explique pourquoi les animaux des zones brûlantes sont souvent recouverts d’épaisses fourrures.

Levés avec le soleil, notre premier soin fut d’écorcher les deux lions, opération qui nous occupa à peine deux heures, grâce à l’emploi de mon heureuse invention, la pompe à air. Les cadavres furent abandonnés à la merci des oiseaux du ciel, qui accoururent bientôt par essaims bruyants pour profiter de notre générosité.

Les rayons du soleil ne tardèrent pas à développer de telles émanations autour de notre amas d’huîtres, que nous nous estimâmes heureux de pouvoir songer, sans plus attendre, aux préparatifs de départ.

Cette fois Jack refusa de faire le trajet dans le kayak, se sentant hors d’état de manœuvrer la rame, et Fritz demeura seul chargé de la conduite de son léger bâtiment.

Nous ne tardâmes pas à lever l’ancre et à quitter la baie des Perles, en nous dirigeant en droite ligne vers le canal si heureusement traversé quelques jours auparavant. Continuant notre route vers le levant, nous abordâmes avant le coucher du soleil à la baie du Salut.

Les premières annonces de la mauvaise saison ne tardèrent pas à se faire sentir, et bientôt les alentours de la maison devinrent impraticables. Alors commença le cours des travaux domestiques, qui nous empêchèrent de trouver trop longs les jours de pluie qui se succédèrent.

Johann David Wyss

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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