— Charlotte Brontë —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Le mois accordé par Mr Rochester était écoulé; on pouvait compter les heures qui restaient : il n'y avait plus moyen de reculer le jour du mariage, tout était prêt. Moi, du moins, je n'avais plus rien à faire; mes malles étaient fermées, ficelées et rangées le long du mur de ma petite chambre; le lendemain elles devaient rouler sur la route de Londres avec moi, ou plutôt avec une Jane Rochester que je ne connaissais pas. Il n'y avait plus qu'à clouer les adresses sur les malles.

Mr Rochester lui-même avait écrit sur plusieurs morceaux de carton : « Mme Rochester, hôtel de… à Londres »; mais je n'avais pas pu me décider à les placer sur les caisses. Mme Rochester ! elle n'existait pas et elle ne naîtrait pas d'ici au lendemain matin. Je voulais la voir avant de déclarer que toutes ces choses lui appartenaient. C'était bien assez que, dans le petit cabinet toilette, des vêtements qu'on disait être à elle eussent remplacé ma robe de Lowood et mon chapeau de paille; car certainement cette robe gris perle, ce voile léger suspendus au portemanteau, n'étaient point à moi. Je fermai la porte pour ne pas apercevoir ces vêtements, qui, grâce à leur couleur claire, formaient comme une lueur fantastique dans l'obscurité de ma chambre. « Restez seuls, dis-je, vous qui éveillez des songes étranges ! Je suis fiévreuse ! j'entends le vent siffler, et je vais descendre pour me rafraîchir à son souffle. »

Je n'étais pas agitée seulement par l'activité des préparatifs et par la pensée de la vie nouvelle qui demain allait commencer pour moi. Ces deux choses concouraient sans doute à me donner cette agitation, qui me poussa à errer dans les champs à une heure aussi avancée; mais il y avait une troisième cause plus forte que les autres.

Mon cœur était tourmenté par une idée étrange et douloureuse; il m'était arrivé une chose que je ne pouvais comprendre; seule, j'en avais connaissance. L'événement avait eu lieu la nuit précédente. Ce jour-là, Mr Rochester s'était absenté de la maison et n'était point encore revenu; des affaires l'avaient appelé dans une de ses terres, éloignée d'une trentaine de milles, et il fallait qu'il s'en occupât lui-même avant de quitter l'Angleterre. J'attendais son retour pour soulager mon esprit et chercher avec lui la solution de cette énigme qui m'inquiétait. Lecteurs, attendez avec moi, et vous aurez part à ma confidence, quand je lui révélerai mon secret.

Je me dirigeai du côté du verger, afin d'y trouver un abri contre le vent qui, pendant toute la journée, avait soufflé du sud sans pourtant amener une goutte de pluie. Au lieu de cesser, il semblait augmenter ses mugissements; les arbres pliaient tous du même côté, sans jamais se tordre en différents sens; ils relevaient leurs branches à peine une fois dans une heure, tant était violent et continuel le vent qui inclinait leurs têtes vers le nord. Les nuages couraient rapides et épais d'un pôle à l'autre; et, dans cette journée de juillet, on n'avait pas vu un coin de ciel bleu.

J'éprouvais un plaisir sauvage à courir sous le vent, et à étourdir mon esprit troublé, au sein de ce torrent d'air qui mugissait dans l'espace. Après avoir descendu l'allée de lauriers, je regardai le marronnier frappé par la foudre. Il était noir et flétri; le tronc fendu bâillait comme un fantôme; les deux côtés de l'arbre n'étaient pas complètement séparés l'un de l'autre, la base vigoureuse et les fortes racines les unissaient encore; mais la vie était détruite, la sève ne pouvait plus couler. De chaque côté, les grandes branches retombaient flétries et mortes, et le prochain orage ne devait pas laisser l'arbre debout; mais, pour le moment, ces deux morceaux semblaient encore former un tout : c'était une ruine, mais une ruine entière.

« Vous faites bien de vous tenir serrés l'un contre l'autre, dis-je, comme si le fantôme eût pu m'entendre; vous êtes brisés et déchirés, et pourtant il doit y avoir encore un peu de vie en vous, à cause de l'union de vos fidèles racines. Vos feuilles ne reverdiront plus; les oiseaux ne viendront plus sur vos branches pour chanter et faire leurs nids; le temps de l'amour et du plaisir est passé; mais vous ne tomberez pas dans le désespoir, car chacun de vous a un compagnon pour sympathiser avec lui, au jour de sa ruine. »

À ce moment, la lune éclairait la fente qui les séparait; son disque était d'un rouge sang et à moitié voilé par les nuages; elle sembla me jeter un regard sauvage et terrible, puis se cacha rapidement derrière les nuages. Le vent cessa un instant de mugir dans Thornfield; mais, dans les bois et les ruisseaux lointains, on entendit des gémissements mélancoliques : c'était si triste que je m'éloignai en courant.

J'errai quelque temps dans le verger, ramassant les pommes dont le gazon était couvert; je m'amusai à séparer celles qui étaient mûres, et je les portai dans l'office, puis je remontai dans la bibliothèque pour m'assurer si le feu était allumé : car, bien qu'on fût en été, je savais que, par cette triste soirée, Mr Rochester aimerait à trouver un foyer réjouissant. Le feu était allumé depuis quelque temps, et brûlait activement; je plaçai le fauteuil de Mr Rochester au coin de la cheminée, et je roulai la table à côté; je baissai les rideaux, et je fis apporter des bougies toutes prêtes à être allumées. Lorsque j'eus achevé ces préparatifs, j'étais plus agitée que jamais; je ne pouvais ni rester assise ni demeurer à la maison. Une petite pendule dans la chambre et l'horloge de la grande salle sonnèrent dix heures en même temps.

« Comme il est tard ! me dis-je; je m'en vais aller devant les portes du parc; la lune brille par moments; on voit assez loin sur la route; peut-être arrive-t-il maintenant; en allant à sa rencontre, j'éviterai quelques moments d'attente. »

Le vent soufflait dans les grands arbres qui encadraient la porte; mais, aussi loin que je pus voir sur la route, tout y était tranquille et solitaire; excepté lorsqu'un nuage venait obscurcir la lune, le chemin n'offrait aux regards qu'une ligne longue, pâle et sans animation.

Une larme vint obscurcir mes yeux, larme de désappointement et d'impatience; honteuse, je l'essuyai rapidement. J'errai encore quelque temps : la lune avait entièrement disparu derrière des nuages épais; la nuit devenait de plus en plus sombre, et la pluie augmentait.

« Je voudrais le voir venir ! je voudrais le voir venir ! m'écriai-je, saisie d'un accès de mélancolie. J'espérais qu'il arriverait avant le thé; voilà la nuit. Qu'est-ce qui peut le retarder ? Lui est-il arrivé quelque accident ? »

L'événement de la nuit précédente se présenta de nouveau à mon esprit; j'y vis l'annonce d'un malheur. J'avais peur que mes espérances ne fussent trop belles pour se réaliser; j'avais été si heureuse ces derniers temps, que je craignais que mon bonheur ne fût arrivé au faite et ne dût commencer son déclin.

« Eh bien ! pensai-je, je ne puis pas retourner à la maison; je ne pourrai pas rester assise au coin du feu, pendant que je le sais dehors par ce mauvais temps. J'aime mieux avoir les membres fatigués que le cœur triste; je m'en vais aller à sa rencontre. »

Je sortis; j'allai vite, mais pas loin. Je n'avais pas fait un quart de mille que j'entendis le pas d'un cheval; un cavalier arriva au grand galop; un chien courait à ses côtés. Plus de tristes pressentiments; c'était lui ! il arrivait monté sur Mesrour et suivi de Pilote. Il me vit, car la lune s'était dégagée des nuages et brillait dans le ciel; il prit son chapeau et le remua au-dessus de sa tête; je courus à sa rencontre.

« Ah ! s'écria-t-il en me tendant la main et en se baissant vers moi, vous ne pouvez pas vous passer de moi, c'est évident; mettez le pied sur mon éperon, donnez-moi vos deux mains et montez. »

J'obéis, la joie me rendit agile; je sautai devant lui; je reçus un baiser, et je supportai mon triomphe le mieux possible. Dans son exaltation, il s'écria :

« Y a-t-il quelque chose, Jane, que vous venez au-devant de moi à une heure semblable ? Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle ?

—    Non; mais je croyais que vous ne viendriez jamais, et je ne pouvais pas vous attendre tranquillement à la maison, surtout par cette pluie et ce vent.

—    Du vent et de la pluie, en vérité ? Vous êtes mouillée comme une nymphe des eaux; enveloppez-vous dans mon manteau. Mais il me semble que vous avez la fièvre, Jane, vos joues et vos mains sont brûlantes. Je vous le demande encore, n'y a-t-il rien ?

—    Non, monsieur, rien maintenant; je ne suis plus ni effrayée ni malheureuse.

—    Alors vous l'avez été ?

—    Un peu; je vous raconterais cela plus tard, monsieur; mais je suis persuadée que vous rirez de mon inquiétude.

—    Je rirai de bon cœur, lorsque la matinée de demain sera passée; jusque-là je n'ose pas, je ne suis pas encore bien sûr de ma proie. Depuis un mois, vous êtes devenue aussi difficile à prendre qu'une anguille, aussi épineuse qu'un buisson de roses; partout où je posais mes doigts, je sentais une pointe aiguë; et maintenant il me semble que je tiens entre mes bras un agneau plein de douceur. Vous vous êtes éloignée du troupeau pour chercher votre berger, n'est-ce pas, Jane ?

—    J'avais besoin de vous; mais ne vous félicitez pas trop tôt. Nous voici arrivés à Thornfield; laissez-moi descendre. »

Il me déposa à terre; John vint prendre le cheval, et Mr Rochester me suivit dans la grande salle pour me dire de changer de vêtements et de venir le retrouver dans la bibliothèque. Au moment où j'allais monter l'escalier, il m'arrêta et me fit promettre de ne pas être lente : je ne le fus pas non plus, et au bout de cinq minutes je le rejoignis; il était à souper.

« Prenez un siège et tenez-moi compagnie, Jane. S'il plaît à Dieu, après ce repas vous n'en prendrez plus qu'un à Thornfield, d'ici à longtemps du moins. »

Je m'assis près de lui, mais je lui dis que je ne pouvais pas manger.

« C'est à cause de votre voyage de demain, Jane; la pensée que vous allez voir Londres vous ôte l'appétit.

—    Ce projet n'est pas bien clair pour moi, monsieur, et je ne puis pas trop dire quelles sont les idées qui me préoccupent ce soir; tout dans la vie me semble manquer de réalité.

—    Excepté moi; je suis bien chair et os, touchez-moi.

—    Vous surtout, monsieur, me semblez un fantôme; vous êtes un véritable rêve. »

Il étendit sa main en riant.

« Cela est-il un rêve ? » dit-il en la posant sur mes yeux.

Il avait une main ronde, forte, musculeuse, et un bras long et vigoureux.

« Oui, lorsque je la touche, c'est un rêve, dis-je en l'éloignant de mon visage. Monsieur, avez-vous fini de souper ?

—    Oui, Jane. »

Charlotte Brontë

Jane Eyre - Biographie

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