— Zerbin le Farouche —

Conte Napolitain

Zerbin Le Farouche (1/8)

Il était une fois un jeune bûcheron qui s’appelait Zerbin. Orphelin et pauvre, il n’avait point d’amis; sauvage et taciturne, il ne parlait à personne, et personne ne lui parlait. Comme il ne se mêlait point des affaires d’autrui, chacun le tenait pour un sot. On l’avait surnommé “le farouche”; jamais titre ne fut mieux mérité. Le matin, quand tout dormait encore dans la ville, il s’en allait à la montagne, la veste et la cognée sur l’épaule; il vivait seul dans les bois, tout le long du jour, et ne rentrait qu’à la brume, traînant après lui quelque méchant fagot dont il achetait son souper. Quand il passait devant la fontaine où tous les soirs, les jeunes filles du quartier allaient emplir leur cruche et vider leur gosier, chacune riait de cette sombre figure et se moquait du pauvre bûcheron. Ni la barbe noire ni les yeux brillants de Zerbin n’effrayaient cette troupe effrontée; c’était à qui provoquerait l’innocent.

—    Zerbin de mon âme, criait l’une, dis un mot, je te donne mon cœur.

—    Plaisir de mes yeux, reprenait l’autre, montre-moi la couleur de tes paroles, je suis à toi.

—    Zerbin, Zerbin, répétaient en chœur toutes ces têtes folles, qui de nous choisis-tu pour femme ? Est-ce moi ? Est-ce moi ? Qui prends-tu ?

—    La plus bavarde, répondait le bûcheron, en leur montrant le poing.

Et chacune de crier aussitôt :

—    Merci ! mon bon Zerbin, merci !

Poursuivi par les éclats de rire, le pauvre sauvage rentrait chez lui avec la grâce d’un sanglier qui fuit devant le chasseur. Une fois sa porte fermée, il soupait d’un morceau de pain et d’un verre d’eau, s’enveloppait dans les lambeaux d’une vieille couverture, et se couchait sur la terre battue. Sans soucis, sans regrets, sans désirs, il s’endormait vite et ne rêvait guère. Si le bonheur est de ne rien sentir, le plus heureux des hommes, c’était Zerbin.

Un jour qu’il s’était fatigué à ébranler un vieux buis aussi dur que la pierre, Zerbin voulut faire la sieste près d’un étang tout entouré de beaux arbres. A sa grande surprise, il aperçut, étendue sur le gazon, une jeune femme, d’une merveilleuse beauté, et dont la robe était faite de plumes de cygne. L’inconnue luttait contre un rêve pénible : son visage était crispé, ses mains s’agitaient; on eût dit qu’elle essayait en vain de secouer le sommeil qui l’oppressait.

—    S’il y a du bon sens, dit Zerbin, de dormir à midi avec le soleil sur la figure ! Toutes les femmes sont folles.

Il enlaça quelques branches pour en ombrager la tête de l’étrangère, et sur ce berceau il plaça comme un voile sa veste de travail.

Il finissait de tresser le feuillage, quand il aperçut dans l’herbe, à deux pas de l’inconnue, une vipère qui approchait en dardant sa langue empoisonnée.

—    Ah ! dit Zerbin, si petite et déjà si méchante !

Et en deux coups de sa cognée il fit du serpent trois morceaux. Les tronçons tressaillaient comme s’ils voulaient encore atteindre l’étrangère, le bûcheron les poussa du pied dans l’étang; ils y tombèrent en frémissant comme un fer rouge qu’on trempe dans l’eau.

A ce bruit, la fée s’éveilla, et, se levant, les yeux brillants de joie :

—    Zerbin ! s’écria-t-elle, Zerbin !

—    C’est mon nom, je le connais, répondit le bûcheron, il n’y a pas besoin de crier si fort.

—    Quoi ! mon ami, dit la fée, tu ne veux pas que je te remercie du service que tu m’as rendu ? Tu m’as sauvé plus que la vie.

—    Je ne vous ai rien sauvé du tout, dit Zerbin, avec sa grâce ordinaire. Une autre fois, ne vous couchez pas sur l’herbe sans voir s’il y a des serpents. Voilà le conseil que je vous donne. Maintenant, bonsoir; laissez-moi dormir, je n’ai pas de temps à perdre.

Il s’étendit tout de son long sur l’herbe et ferma les yeux.

—    Zerbin, dit la fée, tu ne me demandes rien ?

—    Je vous demande la paix. Quand on ne veut rien, on a ce qu’on veut, on est heureux. Bonsoir.

Et le vilain se mit à ronfler.

—    Pauvre garçon, dit la fée, ton âme est endormie; mais, quoi que tu fasses, je ne serai pas ingrate. Sans toi j’allais tomber dans les mains d’un génie, mon ennemi cruel; sans toi j’aurais été cent ans couleuvre; je te dois cent ans de jeunesse et de beauté. Comment te payer ? J’y suis, ajouta-t-elle. Quand on a ce qu’on veut, on est heureux, c’est toi qui l’as dit. Eh bien ! Mon bon Zerbin, tout ce que tu voudras, tout ce que tu souhaiteras, tu l’auras. Bientôt, je l’espère, tu béniras la fée des eaux.

Elle fit trois ronds en l’air avec sa baguette de coudrier; puis, elle entra dans l’étang d’un pas si léger, que l’onde même n’en fut pas ridée. A l’approche de leur reine, les roseaux inclinaient leurs aigrettes, les nénuphars épanouissaient leurs fleurs les plus fraîches; les arbres, le jour, le vent même, tout souriait à la fée, tout semblait s’associer à son bonheur. Une dernière fois elle leva sa baguette; aussitôt, pour recevoir leur jeune souveraine, les eaux s’ouvrirent en s’illuminant. On eût dit qu’un rayon de soleil perçait jusqu’au fond de l’abîme. Puis tout rentra dans l’ombre et le silence; on n’entendit plus rien que Zerbin qui ronflait toujours.

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