— Le carrosse aux deux lézards verts —

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (1/15)

Veuillez donc me permettre de vous mener au cœur même d’une forêt, non d’une forêt d’aujourd’hui savamment exploitée ou saccagée pour les besoins de la guerre; au cœur d’une bonne forêt d’autrefois où les arbres croissent à leur gré et ne meurent, la plupart du temps, que de leur mort naturelle. Cela ne forme pas un enlacement de troncs et de branches inextricable, car chaque plante se défend comme un homme, a horreur d’être incommodée par le voisin et tâche à être la plus forte afin d’exterminer qui la gêne. A défaut d’aboutir à cette extrémité toujours tentante pour un être vivant, eh bien ! l’on se retire sur soi-même, on raccourcit ses rameaux, on les dirige en hauteur, on se résigne à une taille fluette et un peu trop longue, mais du moins on est seul et ne se commet point, si l’on est bouleau, avec un sapin, si l’on est frêne avec un cornouiller. Les chênes sont maîtres, cela va de soi, et étouffent la gent myrmidonesque, par la musculature de leurs bras et l’épaisse ampleur de leur ombre.

Au beau milieu d’une telle végétation, vivaient en bonne intelligence un bûcheron nommé Gilles et sa femme, qui, étant demeurés assez longtemps — à leur grand désespoir — sans enfants, furent tout à coup favorisés de deux filles jumelles, autrement dit « bessonnes », comme il était d’usage de s’exprimer dans ce temps-là au fond des provinces.

Le bûcheron Gilles et sa bûcheronne n’étaient pas gens à se mettre en frais d’imagination pour trouver des noms à donner à leurs filles : ils les appelèrent sans barguigner Gillette et Gillonne.

Mais il s’agissait de faire baptiser les deux petites.

Quand je vous ai dit que tout ce monde-là gîtait au beau milieu d’une forêt, cela signifie qu’il était très loin de tout hameau ou village. De la chaumière, on n’entendait pas les cloches les plus voisines, même quand le vent portait. Aussi ce fut une expédition dans le genre de celle des Rois Mages, lorsque la mère, qui nourrissait les deux marmots, étant relevée de ses couches, se jugea en état d’aller jusqu’à l’église métropolitaine.

Il y avait bien quelques huttes de bûcherons dans les environs, où l’on ramassa un parrain et une marraine, peu reluisants, à la vérité, mais qui consentirent à faire la route — si l’on peut dire — à pied, et qui, entre nous, n’étaient pas fâchés qu’une occasion s’offrît à eux de voir des lieux habités.

L’humble cortège se mit en marche, de très bonne heure, un beau matin, après avoir soigneusement verrouillé les portes.

Nos bonnes gens étaient fort aises parce que le jour qui commençait à poindre devait être celui d’une de ces fêtes de famille dont on se souvient.

Mais ils étaient loin de soupçonner qu’ils dussent avoir sujet de se remémorer cette fête-là, et longtemps.

Après une marche d’une heure et demie sur la mousse, les champignons et les aiguilles de pin qui rendent le pied glissant, ils s’assirent afin que la mère prît un peu de repos et donnât le sein à ses poupons. Et celle-ci donnait, le sein droit et le sein gauche tout ensemble, afin de ne point perdre de temps; et les deux jumelles emmaillotées, comme deux paquets croisés sur les genoux, s’accommodaient de cette double coulée et épuisaient gloutonnement les provisions maternelles.

Gilles, pendant cette opération, s’était écarté avec le bûcheron qui devait remplir les fonctions de parrain et avec quelques autres qui les accompagnaient pour l’honneur; et, tous, ils examinaient en connaisseurs les fûts des hêtres et des chênes, fixant le prix au cours du jour.

Tandis qu’ils s’adonnaient à leurs calculs, ils furent distraits par des cris plaintifs issus d’un trou profond. Et, s’étant approchés de la margelle de ce puits, ils distinguèrent une vieille femme en haillons.

—    Qu’as-tu, la mère ? lui dirent-ils; est-ce le fait d’une femme de ton âge de passer la nuit à la belle étoile ?

—    Hélas ! mes bons messieurs, dit la vieille, je me suis laissée choir en ce maudit lieu à la tombée de la nuit, qui m’a paru longue, car je pense que j’ai une jambe cassée… Mais que doivent penser, eux, mes pauvres enfants qui me croient morte à l’heure qu’il est ?

Les bûcherons descendirent dans le trou et se mirent en devoir de tirer de là la pauvresse. Elle poussait des cris de renard pris au piège, à quoi ils reconnurent qu’elle pouvait, selon son dire, avoir quelque membre rompu; et ils étaient très embarrassés, car enfin ils ne pouvaient pas l’emmener ainsi à la ville, ni chez le rebouteur qui habitait loin en arrière. Alors, sans réfléchir davantage, ils la conduisirent à la mère Gilles, car, bien que les hommes médisent ordinairement des femmes, ils vont d’instinct vers elles dès qu’il s’agit de prendre conseil.

—    Mon Dieu, dit la mère Gilles, en apercevant l’antique percluse, il faut remettre le baptême : ce n’est pas chrétien que d’abandonner une si pauvre femme en plein bois !

Mais la vieille, à la vue des deux bessonnes, interrompit ses plaintes et dit :

—    C’est à vous, madame, ces deux gentilles petites créatures ?

—    Oui, fit la mère, et elles prennent bien, comme vous voyez; ce sont deux filles, pour mon malheur. On a du mal à tenir cette engeance-là; deux garçons auraient mieux fait mon affaire…

—    Ne vous mettez point en peine, dit la vieille; je vois que vous êtes de braves gens…

A ce moment, — écoutez-moi bien, — le jour parut dans toute sa splendeur, par une trouée qui se fit soudain dans les cimes, sous l’influence de l’air matinal. Et nul ne sut jamais comment se fit la chose : les bûcherons furent allégés de leur fardeau; la vieille disparut; tout gémissement s’éteignit. Et l’on vit, non sur le sol en vérité, mais bien au-dessus, à la hauteur d’au moins deux tailles d’homme, donc soutenue miraculeusement dans les airs, une dame d’une merveilleuse beauté.

Et cette dame, aussi brillante et non moins belle que le jour, s’adressa de là-haut aux bûcherons et aux bûcheronnes fort surpris. Sa voix avait la douceur et le charme du vent qui chante dans les ramures des pins : « Je suis, dit-elle, la fée Malice. Mais n’ayez pas peur de mon nom !… J’ai voulu éprouver votre cœur. Je vois qu’il y a encore, par le monde, quelques braves gens, du moins au fond des bois. Vous m’avez secourue : je ne demeurerai pas en reste avec vous, car, Dieu merci, je suis riche. Allez faire baptiser vos bessonnes, et, à votre retour, vous trouverez une surprise… »

Ayant dit ces mots, la fée Malice disparut beaucoup trop tôt, au gré de tous, car nul, parmi les gens présents, n’avait vu jusqu’ici une figure si admirable, ni entendu de paroles si suavement prononcées.

Alors un des bûcherons, qui était du cortège, fit mine de vouloir retourner, sans plus tarder, vers les cabanes, car il était anxieux de connaître la surprise qu’avait promise la fée. On l’arrêta par le fond de son pantalon, en lui faisant observer que la surprise n’était pas pour lui et que, s’il n’assistait pas comme tout le monde au baptême, la Fée serait bien capable de lui poser une taie sur les deux yeux.

Il suivit donc les autres, pas à pas, mais en grommelant; et au bout d’une heure de marche, ayant ruminé dans son esprit de bûcheron, il dit à ses compagnons qui s’entretenaient de l’événement :

—    Et alors, vous y croyez, vous ?

—    A quoi ? firent-ils tous, hommes et femmes.

—    Mais, à la fée.

—    Le farceur ! et il voulait retourner sur ses pas pour ne point la perdre !

—    Je voulais retourner boire un coup, faute de quoi je me sens capable d’avoir encore des visions comme une fillette aux pâles couleurs…

Les autres bûcherons furent choqués de son impertinence, mais ce n’est jamais en vain que l’on entend émettre une idée, si mauvaise soit-elle, et principalement une qui tend à détruire quelque chose.

Un autre bûcheron dit :

—    C’est peut-être bien l’éclat du jour qui nous a éblouis, ma foi…

—    Éblouis ! éblouis ! dit la mère Gilles, et tes oreilles, et tes doigts ? Est-ce que tu n’as pas touché la vieille ? N’as-tu pas senti ses os pointus ? Ne s’est-elle pas évanouie pour toi comme pour les autres dans le même moment où la belle dame a paru en l’air et a dit pour nous tous les mêmes choses ?… Répète un peu ce qu’elle a dit !

L’un répéta ce qu’il avait entendu. Mais il fut contredit par un autre qui avait ouï différemment. Comme on ne réussissait pas à tomber d’accord, l’incrédule bûcheron triomphait.

—    Moi, je sais bien une chose, dit la mère Gilles, c’est qu’elle a promis de ne pas demeurer en reste avec nous, attendu qu’elle est riche, et en désignant mes filles, elle nous a annoncé une surprise au retour…

Mais il ne se trouva que son mari pour avoir entendu la même chose, car la bonne promesse s’adressait à son ménage et non point aux autres.

Et à mesure qu’il s’accréditait que la surprise était réservée aux bessonnes, la croyance à la fée faiblissait, et même elle était réduite à néant avant que l’on eût atteint la ville.

Tant et si bien que Gilles et sa femme eux-mêmes finissaient par concevoir quelque inquiétude.

Cependant, il se produisit, en pleine ville, une chose étonnante. C’est qu’aussitôt les bessonnes présentées aux fonts baptismaux, les cloches sonnèrent à toute volée, bien que les pauvres parents n’eussent point eu le moyen de faire les frais du carillon, ce qui causa un grand émerveillement et attira un fort concours d’oisifs à l’entour de l’église. Or, lorsque le cortège sortit, ne voilà-t-il pas que des gamins se trouvèrent là, assez proprement habillés, ma foi, et qui semaient des dragées à grands gestes, comme on répand le blé dans les sillons, et ces gamins tiraient ces sucreries de corbeilles toutes neuves, profondes, et que nulle prodigalité n’épuisait.

On supposa que les bûcherons avaient de puissants protecteurs dans l’endroit; cependant on ne les vit ni monter au château, ni franchir le porche d’aucun hôtel opulent. Ils allèrent tout simplement à l’auberge du Cheval Blanc, mangèrent et burent en gens économes, de quoi ils eurent vif regret, à la vérité, quand, voulant solder leur écot, ils apprirent que leur repas était payé.

Je vous laisse à penser si tout cela donna lieu à facéties de la part des bûcherons incrédules qui voulaient bien admettre quelque tour de sorcellerie, quoiqu’ils n’eussent point vu de sorcier, mais qui refusaient d’admettre la fée que cependant ils avaient tous vue, touchée et entendue.

Que la mémoire des hommes est donc courte !

Nos gens n’avaient pas fait quatre lieues sur le chemin de retour — songez que l’on se relayait pour porter les marmots — et juré une bonne douzaine de fois le nom du Seigneur, à cause du sol rocailleux, des éboulis et des ornières profondes, qu’aucun d’eux ne se souvenait de ce qui était arrivé durant le séjour à la ville, ni de la discussion sur la croyance à la Fée ou à la sorcellerie, ni même enfin de la Fée !

Ils pensaient à la fatigue de leurs membres et à la nuit qui, à leur gré, tombait un peu trop vite. C’est qu’il leur allait falloir tantôt se diriger sous bois.

La nature humaine est curieuse aussi, reconnaissons-le ! Voilà de pauvres hommes ruraux à qui est échue aujourd’hui l’aubaine d’un secours extraordinaire : ne point avoir à solder les frais de leur petite ripaille ! Eh bien, ils se trouvent, les ténèbres tombées, dans un chemin malaisé : pas un d’eux à qui vienne l’idée qu’un véhicule pourrait paraître tout à coup et les transporter commodément au logis. Ils sont si peu accoutumés aux gâteries du sort que, lorsque celui-ci par hasard leur sourit, ils en demeurent plus stupéfaits que reconnaissants, et, ne pouvant s’expliquer l’accident heureux, ils le nient.

Bien leur prit, d’ailleurs, de ne point s’attendre à des merveilles ce jour-là, car il ne s’en produisit aucune. Les bûcherons eurent beaucoup de mal à rentrer chez eux; ils s’égarèrent plusieurs fois; les femmes épuisées durent s’asseoir tandis que le temps précieux s’écoulait et faisait grommeler les hommes rudes.

Quand le père Gilles, sa bourgeoise et les deux nouvelles chrétiennes franchirent enfin le seuil de leur cabane, rien n’y était changé, et ils s’endormirent simplement, du sommeil qui suit les journées de fatigue.

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (1/15)

labels: carillon | carrosse | conte français | fée | lézard | René Boylesve | Rois Mages | sorcier |

Fregate: une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2010 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.