— En passant à Mascate —

Pierre Loti

En passant à Mascate.

…Nous avions quitté depuis trois jours le Béloutchistan sinistre, aux solitudes miroitantes de sable et de sel sous un soleil qui donne la mort; la ligne de ses affreux déserts nous avait longtemps poursuivis, monotone dentelure violette qui n’achevait pas de se dérouler aux confins de notre horizon. Et puis, nous n’avions plus vu que la mer, — mais une mer incolore, chaude et molle, sur laquelle perpétuellement traînait un vague brouillard d’une malsaine tiédeur.

Comme c’était en avril, le soleil tirait de cette mer d’Arabie les immenses brumes fécondantes, tout le trésor des nuées que les vents allaient emporter vers l’Inde, pour le grand arrosage des printemps. Elles s’en iraient au loin vers l’Est, les ondées qui naissaient ici, à la surface des eaux languides; pas une ne rafraîchirait les rivages desséchés d’alentour, — qui sont une région spéciale, rebelle à la vie des plantes, rappelant les désolations lunaires. Nous nous acheminions vers le golfe Persique, le golfe le plus étouffant de notre monde terrestre, nappe surchauffée depuis le commencement des temps, entre des rives qui sont mortes de chaleur et où tombe à peine quelque rare pluie d’orage, où ne verdissent point de prairies, où, dans l’éternelle sécheresse, resplendit presque seul le règne minéral. Et cependant on se sentait oppressé d’humidité lourde; tout ce qu’on touchait semblait humide et chaud; on respirait de la vapeur, comme au-dessus d’une vasque d’eau bouillante. Et le malfaisant soleil, qui nous maintenait nuit et jour à une température de chaudière, se levait où se couchait sans rayons, tout jaune et tout terni, tout embué d’eau comme dans les brumes du Nord.

Mais, le matin du quatrième jour, ce même soleil, à son lever, apparut dans une pure splendeur. L’Arabie était là près de nous, surgie comme en surprise durant la nuit, les cimes de ses montagnes se profilant déjà très haut, dans l’air tout à coup clarifié, infiniment limpide et profond; l’Arabie, terre de la sécheresse, soufflait sur nous son haleine brûlante, qui était dénuée de toute vapeur d’eau et qui balayait vers le large les brouillards marins. Alors, les choses étaient redevenues lumineuses et magnifiques, les choses étalaient leur resplendissement sans vie, dans des transparences absolues, ainsi qu’il doit arriver quand le soleil se lève sur les planètes qui n’ont pas d’atmosphère.

Ensuite, dès que fut passé l’enchantement rose de l’extrême matin, ces montagnes d’Arabie prirent pour la journée des teintes violentes et sombres d’ocré et de charbon; avec leurs milliers de trous et leurs brûlures noires, elles affectèrent des aspects de monstrueux madrépores calcinés, de monstrueuses éponges passées au feu; elles apparurent comme les vieilles scories inutilisables des cataclysmes primitifs.

Cependant nous arrivions à Mascate, et des forteresses sarrasines, des petites tours de veille fantastiquement perchées, commençaient de montrer ça et là leurs blancheurs de chaux, au faîte éblouissant des montagnes. Et, une baie s’étant ouverte dans ce chaos des pierres noircies, nous aperçûmes la ville des Imans, toute blanche et silencieuse, baignée de soleil et comme baignée de mystère, au pied de ces amas de roches qui simulaient toujours de colossales éponges carbonisées.

Point de navires à vapeur, point de paquebots au mouillage devant la muette ville blanche qui se mirait dans l’eau; mais quelques grands voiliers, comme au temps passé, des voiliers qui arrivaient, charmants et tranquilles, toute leur toile tendue à la brise chaude; et quantité de ces hautes barques d’Arabie qu’on appelle des ‘boutres’ et qui servent aux pêcheurs de perles. Avec ces navires d’autrefois entrant au port, et avec ces tours crénelées, partout là-haut sur les cimes, on eût dit une ville des vieux contes merveilleux, au bord de quelque rivage sarrasin du temps des croisades.

Ainsi qu’à Damas, à Maroc ou à Méquinez, ainsi que dans toutes les pures cités de Mahomet, dès l’entrée à Mascate, nous sentîmes s’abattre sur nos épaules le manteau de plomb de l’Islam.

La ville, de loin si blanche, était un labyrinthe de petites rues couvertes, où régnait une demi nuit, sous des toitures basses. Là-dedans, un charme et une angoisse venaient ensemble vous étreindre; on subissait à l’excès ce trouble sans nom qui, dans tout l’Orient, émane du silence, des visages voilés et des maisons closes.

Il y avait pourtant des ruelles vivantes, — mais de cette vie uniquement et farouchement orientale qui est pour nous si lointaine. Il y avait, comme dans tous les autres ports du Levant, des séries de petites échoppes où mille objets de parure se vendaient dans l’ombre, toujours dans l’ombre : étoffes à grands ramages barbares, harnais brodés, pesants colliers de métal, et poignards courbes à gaine précieuse en filigrane d’argent. Mais ces échoppes étaient encore plus obscures qu’autre part, et cette ombre d’ici, plus épaisse, plus jalouse qu’ailleurs. Partout, une chaleur de forge, l’impression constante d’être trop près d’un brasier, et parfois, sur la tête, une sensation de brûlure soudaine; quand un rayon de soleil tombait à travers les planches des plafonds. On rencontrait des hommes maigres, nomades du Grand Désert, à l’attitude sauvage et magnifique, détournant leur fin profil cruel, se reculant par dédain pour ne pas vous frôler. Et les femmes, aux chevilles alourdies par des cercles d’argent, étaient, il va sans dire, d’indéchiffrables fantômes, qui se plaquaient craintivement aux murailles quand on passait, ou bien s’engouffraient dans les portes; elles portaient des petits masques noirs, des espèces de petits loups brodés d’or et de perles, avec des trous carrés pour les yeux, — chacune d’elles semblant personnifier un peu de ce mystère d’Islam qui pesait sur toutes choses.

Et cette ville sacrée de l’Iman, — au pied des abruptes montagnes qui avaient l’air de la murer dans su baie, de l’isoler au bord de sa mer bleue, — communiquait cependant par des défilés, par des couloirs de sable entre les roches brûlantes, avec la grande Arabie impénétrable, avec les oasis inconnues et les immensités désertes; elle commandait les régions obstinément fermées, elle était la clef des solitudes.

Au consulat de France, où je passai la matinée, les fenêtres étaient grandes ouvertes à la bonne brise des sables, qui entrait partout, ardente et desséchante. Il y vint des émissaires de l’Iman-Sultan, — personnages aux allures de noblesse et d’élégance, drapés de fine laine, — chargés de régler l’heure de ma visite à Sa Hautesse et la façon dont je serais reçu.

C’était une ancienne maison de vizir, ce consulat français; aux murs des salles, sous les couches neigeuses de la chaux, s’indiquaient légèrement, comme en bas-relief effacé, des arcades aux festons géométriques, d’une simplicité exquise, — éternels dessins des portes de mosquées ou de palais arabes, que les hommes en burnous ont transportés avec eux, en suivant la ligne des grands déserts, jusqu’en Algérie, jusqu’au Maghreb et en Espagne; et elles disaient à elles seules, ces arcades blanches, dans quel pays on était, elles suffisaient à désigner pour moi l’Arabie, — la vieille Arabie que j’adore, et où je suis chaque fois grisé de revenir, sans avoir jamais su comprendre au juste par quel charme elle me tient, ni exprimer sa fascination triste…

La plus haute des maisons closes qu’en arrivant nous avions vues, presque baignées dans la mer et y mirant leurs blancheurs, c’était le palais du Sultan.

Quelqu’un vêtu d’une robe blanche et drapé d’un burnous brun à glands d’or; de grands yeux très beaux, un visage de trente ans couleur de bronze clair, aux traits réguliers et délicats, illuminés par un franc sourire de bienvenue : tel m’apparut, au seuil de sa demeure où il avait bien voulu descendre, cet Iman-Sultan de Mascate, qui règne sur l’un des derniers états d’indépendance arabe, sur l’un des derniers pays où les cinq prières du jour ne sont jamais troublées par l’ironie des infidèles. Les ancêtres de cet homme étaient déjà des souverains nombre de siècles avant que fussent sorties de l’obscurité nos plus anciennes familles régnantes d’Europe; il a donc de qui tenir son affinement aristocratique et son aisance charmante.

La grande salle d’en haut, où il me fit asseoir, était déconcertante de simplicité dédaigneuse, avec ses murs uniment blanchis et ses sièges de paille; mais elle donnait par toutes ses fenêtres sur le bleu admirable de la mer d’Arabie, avec les beaux voiliers au mouillage et la flottille immobile des pêcheurs de perles.

—    Autrefois, me disait le Sultan, on voyait souvent à Mascate des navires de France; pourquoi ne viennent-ils plus ?

Hélas ! Que répondre ? Comment lui donner les raisons complexes pour lesquelles, depuis quelques années, notre pavillon a presque absolument disparu de la mer d’Arabie et du golfe Persique, nos navires peu à peu remplacés par ceux de l’Angleterre et de l’Allemagne ?…

Le Sultan, ensuite, d’accord avec notre consul, voulut bien me proposer de m’arrêter ici quelques jours, et c’était une manière de témoigner sa sympathie pour notre pays, cet accueil au voyageur français qui passait. J’aurais eu des chevaux, des escortes. On m’offrait d’aller vers l’intérieur, voir des villes mornes sous l’étincelante lumière, des villes où les Européens ne vont jamais; de visiter les tribus des oasis, qui seraient sorties à ma rencontre en faisant des fantasias et en jouant du tambour. Et la tentation d’accepter me prit très fort, là, dans cette salle blanche où agissait sur moi la grâce aimable du souverain des déserts. Mais je me rendais en Perse, et je me souvins d’Ispahan, où, depuis des années, je rêvais de ne pas manquer la saison des roses. Je refusai l’honneur, n’ayant pas de temps à perdre, puisque l’avril était commencé.

Pour ce voyage de Perse, dont nous causions maintenant, le Sultan voulut me donner un beau cheval noir, à lui, qui gambadait par là sur la plage. Mais comment l’emmener par mer, et comment résisterait-il, ce coureur des plaines de sable, dans les terribles défilés qui montent à Chiraz ? Après réflexion, je dus refuser encore.

Et, vers la fin du jour, je me retrouvai sur le bateau qui allait m’emporter au fond du Golfe Persique. C’était l’instant où la ville couleur de neige commençait à bleuir au déclin du soleil, sous son linceul de chaux, tandis qu’alentour le chaos des pierres se teintait comme du cuivre. Aucun bruit n’arrivait à nous de ces maisons fermées, devenues pâlement bleues, qui se recueillaient plus profondément dans leur mystère à l’approche du soir. Seuls, les oiseaux de mer s’agitaient, tourbillonnaient en nuée au-dessus de nos têtes, avec des cris, goélands et aigles pêcheurs; il n’y avait qu’eux de vivants, car les barques mêmes demeuraient engourdies de chaleur et de sommeil, posées sur l’eau tiède comme des choses mortes.

Avec un peu de mélancolie, je regardais Mascate, où j’avais refusé de rester… Les villes ignorées des oasis, les fantasias des tribus nomades, je venais de repousser l’occasion unique de voir tout cela… Peut-être accordais-je aussi un petit regret au beau cheval noir, que j’aurais eu plaisir à ramener dans mon pays, en souvenir du donateur.

On levait l’ancre. Alors une barque, qui se hâtait venant du rivage, à la dernière minute m’apporta de la part du Sultan deux précieux cadeaux : un poignard à fourreau d’argent, qui avait été le sien, et un sabre courbe, à poignée d’or.

Au crépuscule, disparut l’Arabie.

A mesure que nous nous avancions vers le large, l’air perdait sa légèreté impondérable et sa transparence; il s’épaississait de vapeur d’eau, et bientôt la lune se leva funèbre, énorme et confuse, parmi des cernes jaunes. Nous retrouvâmes la mauvaise et lourde humidité chaude. Et l’horizon trouble, les grisailles de la mer sans contours, firent plus étrangement éclatantes par contraste ces images de la journée qui restaient encore si vives dans notre mémoire.

L’Arabie et le désert saharien sont vraiment les régions de la grande splendeur terrestre; nulle part au monde, il ne se joue des fantasmagories de rayons comme là, sur le silence du sable et des pierres…

Cette ville, à peine entrevue aujourd’hui, laissait dans mes yeux comme une traînée de couleur et de lumière, tandis que je m’éloignais maintenant sous l’épaisseur du ciel sans étoiles. — Je repensais aussi à l’accueil du Sultan, qui était pour attester combien, par tradition, par souvenir, on aime encore la France, dans ce pays de Mascate où nos navires, hélas ! ne vont plus. — Et cet accueil, j’ai voulu le faire connaître, voilà tout…

Pierre Loti

En passant à Mascate.

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