— Pierre Loti —

Pierre Loti

Les pagodes d’or (1/2)

En mer, l’extrême matin, dans les brumes de l’Irrawaddy, devant les bouches du grand fleuve, au milieu du tourbillon des goélands et des mouettes.

Partis depuis trois jours de Calcutta, nous devons être à toucher la terre de Birmanie, dont rien pourtant ne se devine encore. L’eau, si bleue la veille, quand nous traversions le golfe de Bengale, est devenue blonde et n’a plus de contours, sous cette bruine couleur de perle qui tout de suite se confond avec elle. Le lever du jour n’éclaire pour nous qu’un monde inconsistant, qui n’a pas de limites apparentes, mais qui, cependant, n’est pas le vide; un monde de vapeurs chaudes, saturées de germes.

Innombrables, s’agitent les goélands et les mouettes. Des cris, des battements de plumes. Blanches ou teintées de gris, des milliers, des milliers d’ailes encombrent l’étendue imprécise; des ailes nerveuses, rapides, cinglantes, qui fouettent l’air épais avec des bruits d’éventail; la vie intense des oiseaux pêcheurs nous enveloppe, dans cette buée, pour nous à peine respirable, que le grand fleuve exhale toujours sur la fin des nuits.

Midi. Comme au théâtre un rideau se lève, la brume en une minute se détache des choses terrestres; elle monte et se dissout dans le ciel, c’est fini. Un soleil torride, soudainement dévoilé, fait luire autour de nous des eaux jaunâtres. De tous côtés apparaissent des côtes basses, à demi noyées, dirait-on, et que recouvre un tapis d’humides verdures. Et, dans le lointain de ce pays plat, au fond de ces plaines trop vertes où rien d’humain ne se dessine, quelque chose d’unique arrête et déroute les yeux; on croirait une grande cloche d’or, surmontée d’un manche d’or… C’est bien de l’or, à n’en point douter : cela brille d’un éclat si fin ! Mais c’est tellement loin qu’il faut que ce soit gigantesque; cela excède toutes les proportions connues; avec cette forme étrange, qu’est-ce que cela peut être ?

C’est la pagode pour laquelle j’ai entrepris ce long pèlerinage, la plus sainte des pagodes de Birmanie, qui contient des reliques des cinq Bouddhas, et trois cheveux de Gaudama, le dernier venu des cinq. Elle est millénaire; depuis les vieux temps, les fidèles y accourent de tous les points de l’Asie, apportant des richesses et de l’or, de l’or surtout, des plaques et des feuilles d’or, pour épaissir cette couche magnifique dont sa grande tour est revêtue et qui miroite là-bas sous ce soleil. Et il y a des siècles qu’elle brille ainsi, la pagode, toujours pareille à elle-même; malgré tant de modernes bouleversements qui, paraît-il, ont eu lieu à ses pieds, dans la ville de Rangoon, son premier aspect au loin est demeuré inchangeable; pendant tout notre moyen âge, les pèlerins sans nombre, que lui amenaient de la Chine ou de l’Inde les somptueux et bizarres navires, l’apercevaient, sur l’horizon et au soleil de ces temps-là, telle que je la vois en ce moment : cloche d’or, comme posée au milieu de cette étendue d’éternelle verdure.

Donc, la ville où nous allons aborder, c’est Rangoon, et très vite elle s’approche, — tandis que cette cloche d’or là-bas s’obstine à rester invraisemblable et lointaine.

Oh ! la stupéfiante laideur de ce qui nous apparaît ! Aux rives jadis édéniques de l’Irrawaddy, les nouveaux conquérants ont vomi des ferrailles, de la houille, des hauts-fourneaux qui empestent l’air; car c’est ici, hélas ! à Rangoon, que la grande pieuvre appelée « Civilisation d’Occident » est venue appliquer sa principale ventouse pour tirer à soi les richesses et les forces vives de la Birmanie. Cinq ou six kilomètres de toits en zinc, de hangars en briques, de cargos amarrés à la file contre les berges. Et les pauvres belles pagodes d’autrefois — pas l’inaccessible, là-bas, mais quantité d’autres qui s’étaient élevées confiantes au bord du fleuve, — mêlent à présent leurs pointes dorées aux mille tuyaux noirs des usines. Et les pauvres Birmans, associés par force à toute cette récente agitation ouvrière, se démènent, se fatiguent dans le charbon, dans la fumée. Et les pauvres éléphants travaillent aussi, chargent sur leur dos les rails de tramway, les madriers, contribuent pour leur part à ce mouvement général, qui s’appelle « Le Progrès ».

Après les horreurs du quai, les horreurs de la ville. Une Rangoon immense et toute neuve, dotée de squares aux gazons tondus correctement. Le long des rues sans fin, bien tirées au cordeau, s’aligne tout ce qui a pu germer dans des cervelles européennes en délire colonial : temples grecs (stuc et plâtre) où l’on vend de la charcuterie; manoirs féodaux (zinc et lattis) qui sont des magasins de chaussures; cathédrales gothiques (brique et fonte) habitées par des brocanteurs chinois ! — Car les Chinois en plus, les Chinois par milliers se sont abattus sur ces pauvres Birmans…

On sait que les Européens, dans ces pays de mortelle chaleur, ne sortent que le soir. Je dois donc attendre le déclin du soleil pour me rendre à cette pagode, aperçue de si loin dès mon arrivée, dans les éblouissements de midi.

Ma voiture fermée n’en finit pas de traverser toute l’horrible ville, toute l’horrible banlieue de brique et de zinc, et, depuis un moment, je me laisse conduire, écœuré, sans plus regarder rien, quand mon cocher hindou m’arrête, s’avance à la portière et me déclare que nous sommes arrivés.

Je prévoyais donc la grande cloche d’or toute proche et surplombante. Non, je ne l’aperçois nulle part. Mais je suis au pied d’une colline aux bords abrupts, comme fortifiée, défendue par un fossé d’enceinte. Or, cette colline est un bois de haute futaie, où les longues palmes et les éventails immenses de la flore équatoriale entremêlent en fouillis leurs puissantes nervures. Et, ça et là, parmi les cimes des arbres, entre leurs grands panaches verts, s’élancent des espèces de clochetons en dentelle d’or, donnant à entendre que ces masses de feuillages abritent des palais féeriques, cachent de très fastueux édifices, d’un art inconnu et exquis.

Par-dessus le large fossé, un seul pont donne accès à ce bocage de la colline sacrée, un pont ascendant qui a des marches comme un escalier. Il aboutit à une porte qui s’ouvre sur de l’ombre, sur de la nuit, comme une bouche de tunnel, mais qui est toute dorée, ciselée, guillochée, autant qu’un joyau. Et, de chaque côté de cette délicate entrée des enchantements, deux monstres en pierre blanchâtre, de quarante pieds de haut, étonnants d’énormité et de massive barbarie, font la garde, accroupis sur leur derrière dans la pose des chiens; au-dessus de tous les palmiers, de toutes les verdures, de tous les ors, leurs têtes se profilent sur le ciel, gueule ouverte, crocs dégainés dans un rictus qui sent déjà le voisinage de la Chine et de son Dragon Céleste. Sans doute ils ont mission d’avertir les arrivants qu’il n’y aura pas que de la magnificence et de la grâce dans cet éden, mais qu’il y planera aussi du mystère et un peu d’effroi, parce que c’est le domaine des Esprits, c’est l’autel que les hommes de cette contrée ont, suivant leur rêve particulier, élevé à l’Inconnaissable.

Je franchis la belle porte, au couronnement tout hérissé de clochetons d’or, et je m’engouffre dans la montée obscure. On y est surpris par la pénombre; d’ailleurs, le soir approche elle soleil torride va s’éteindre. On glisse un peu sur les marches, usées, polies par le continuel passage des pèlerins aux pieds nus. Dans ce couloir ascendant, une capiteuse odeur de fleurs imprègne l’air qui est chaud et lourd, qui sent la fièvre et le gardénia, qui a je ne sais quoi de voluptueusement mortel. Des gens montent et descendent, me frôlent sans bruit. Ce sont des Birmans, des vrais, en costume; à part les pauvres ouvriers des docks, je n’en avais pas encore rencontré en traversant l’affreuse ville d’en bas, qui ne m’avait semblé peuplée que de Chinois et d’Anglais. Et surtout ce sont des Birmanes, les premières que je vois; dans les lointains du couloir, leurs groupes se détachent en couleurs vives et claires. Je monte, je monte toujours. Des dorures brillent aux poutres ciselées des interminables plafonds. Maintenant, de chaque côté de l’escalier, il y a des marchands de sucreries, de jouets, de statuettes, de fleurs; tant et tant de fleurs, pour les Bouddhas qui habitent là-haut, des mannes remplies de bouquets qui embaument, des lis, des jasmins, des tubéreuses; on est troublé par l’excès et le mélange décès parfums dans la chaleur molle du soir.

Oh ! les gentilles et rieuses petites personnes, ces Birmanes, si parées, sous leurs soies de nuances tendres ! Aux épaules, elles ont des écharpes d’impalpable gaze, tantôt rose, tantôt vert d’eau, aurore ou bleu de ciel. Des fleurs naturelles dans les cheveux, toutes, — et souvent le cigare aux lèvres, avec le rire. Figures qui sentent déjà l’Extrême-Asie, je suis forcé de le reconnaître; rien cependant du regard bridé, ni du profil plat des Japonaises; mais quand même un peu de race jaune, juste ce qu’il en faut pour retrousser le coin des yeux et donner une câline expression de chatte. Celles qui montent les marches apportent de gros bouquets là-haut en offrande; celles qui descendent n’ont plus de fleurs qu’à la coiffure : gardénias toujours et roses pompons. L’amusement de les rencontrer me distrait de toutes choses, le long de ce chemin couvert, qui monte aux pagodes.

Je franchis encore des portes dorées que gardent des monstres, et les marches se succèdent dans une croissante pénombre où scintillent les ors des voûtes. Birmans et Birmanes qui ne cessent d’arriver pour l’adoration du soir, achètent en habillant des gâteaux, des bouquets, aux petits étalages qui bordent les escaliers; ils ont la piété rieuse et légère, au dehors du moins; au fond de leurs âmes, qui peut savoir ? Ce sont des Aryens, mais très croisés de Chinois, autant dire des êtres pour nous incompréhensibles.

Un marchand veut me vendre des fleurs; alors des jeunes filles qui redescendaient s’arrêtent pour me faire signe que je dois en offrir, comme les autres, aux Bouddhas habitant là-haut. — Cela ne se refuse pas : oh ! certainement, je veux bien en porter, moi aussi, des fleurs, aux Bouddhas, — même à l’image, au reflet un peu déformé, que leurs grandes âmes de pitié ont pu laisser dans ces cervelles d’Extrême-Asie…

Ces femmes semi-jaunes, par un raffinement de coquetterie un peu décadente, sont jupées comme autrefois chez nous les Merveilleuses; la soie du pagne qui leur serre les reins semble toujours mesurée trop juste et, pendant la marche, s’entrouvre pour laisser passer une jambe nue, très jolie avec sa couleur d’ambre. D’abord j’avais cru à un cas exceptionnel chez une qui se serait habillée trop vite; non, chez toutes c’est ainsi; à chaque pas qu’elles font, à chaque mouvement, on prévoit que cela va s’ouvrir trop haut, mais toujours cela s’arrête à point, et les convenances restent sauves. Pour obéir aux jeunes filles, j’ai acheté une gerbe, dont le parfum vraiment me grise un peu, dans ces escaliers trop encombrés, où il fait si chaud, où la foule sent déjà si fort le musc de Chine, le jasmin et la chair.

Enfin, tout à coup, au débouché de la dernière porte, l’air libre, la grande lumière retrouvée, — l’éblouissement des pagodes d’or ! Et, tant c’était chose inimaginable, il y a une minute de stupeur et d’arrêt, avec un imperceptible : « Ah ! » que l’on n’a pu retenir.

Je me souviens d’avoir vu jouer, quand j’étais enfant, une féerie qui développait les aventures de la jeune princesse du pays des Sonnettes, persécutée par de mauvais Enchanteurs. Le premier acte se passait dans la capitale du roi Drelindindin, son père, une ville d’or et de pierreries, où les palais, ajourés comme des dentelles, dardaient de tous côtés vers le ciel bleu d’étourdissants clochetons pointus. Et tout cela, qui était de la toile peinte et du clinquant, avait la prétention de figurer une magnificence telle qu’il n’en pourrait exister nulle part. Mais ce que j’ai ici devant les yeux, — et qui est de l’or vrai, du bronze d’or, des mosaïques de cristal, — dépasse mille fois, en richesse et en extravagance, la conception de ces décorateurs.

L’escalier d’ombre par lequel je viens de monter a joué le rôle des vestibules noirs qui, chez nous, préparent et augmentent l’effet des panoramas. Au sommet de cette colline, je suis dans une sorte de ville, oh ! si étincelante et fantastique, sous le ciel vert du soir où s’effilent des petits nuages couleur de braise rouge et de braise orange; une ville en or, que le bois de palmiers enveloppait entre ses rideaux de larges éventails et d’immenses plumes. Au milieu, trône cette pyramide d’or, en forme de cloche à long manche, qui ce matin m’était apparue du large, celle qui se voit de si loin, de toutes les vertes plaines par où les pèlerins arrivent; sa pointe, presque effrayante de monter si haut, brille comme du feu au soleil couchant, et sa base, qui s’élargit pour former un cône immense, ressemble à une colline tout en or. De l’or partout; auprès et au loin, de l’or se détachant sur de l’or. Alentour de cette pyramide centrale, se groupent en cercle une multitude de choses aussi follement dorées et aussi pointues, qui toutes s’amincissent en flèches dans l’air; on dirait presque, au pied de la colline d’or, des bosquets de longs ifs d’or; — mais ce sont des pagodes d’un luxe inouï, entièrement brillantes depuis le faîte des clochetons jusqu’au sol; ou bien, dans de gigantesques vases d’or, ce sont des gerbes de fleurs d’or, des gerbes allongées comme des arbres…

Les Birmans, les Birmanes, en adoration souriante, avec des gardénias plein les mains, font lentement le tour de cet amas de joailleries, par une voie circulaire qui, du côté extérieur, est bordée d’autres pagodes aussi tout en or, et qui est close au-delà, un peu sombrement, par l’épais rideau vert des feuillages, par les grandes palmes et les grands éventails du bois.

Après le saisissement de l’arrivée, l’esprit se heurte à l’inconnu des symboles, — ou bien s’amuse aux bizarreries des architectures, à l’art singulier des détails… Ah ! dans le quartier du milieu, parmi les ifs d’or, il y a des monstres, à demi cachés derrière les frondaisons rigides et, magnifiques : ce sont des sphinx dorés, de taille tout à fait colossale, assis dans la même pose que ceux de l’Egypte et portant très haut, entre les gerbes de fleurs d’or, leur placide visage de femme; ou bien ce sont des éléphants blancs, agenouillés, montrant ça et là leur énorme dos de pierre ou de marbre, tout caparaçonné d’or… On entend une vague musique très douce, qui paraît venir de partout à la fois et dont l’air est comme imprégné; — et elle émane de tous ces bouquets en or, dont les tiges s’élancent des grands vases : chacune de leurs fleurs est une sonnette légère, que le moindre souffle agite…

Même là-haut, là-haut en plein ciel, le sommet de la pyramide souveraine est couronné d’une sorte de gigantesque chapeau-chinois, d’où les cloches et les clochettes éoliennes retombent en grappes, en grappes d’or, il va sans dire, et chantent aussi dans l’indéfinissable concert.

Ce qui surtout donne à ces édifices et à leurs flèches un aspect d’orfèvrerie précieuse, ce qui, plus encore que les dorures, jette tant de feux le long des piliers, des couronnements, des frises, c’est une profusion de mosaïques, en cristal de différentes couleurs taillé à facettes comme les pierres fines; on dirait que tout ruisselle de saphirs, de rubis et d’émeraudes.

Pierre Loti

Les pagodes d’or. (1/2)

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