— Johann David Wyss —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

J’avais remarqué sur le rivage, entre autres choses utiles, une grande quantité de bois qui pouvait me servir à construire une claie, dont j’avais grand besoin pour transporter à Falken-Horst la tonne de beurre et les autres objets de première nécessité, trop lourds pour être portés à bras. Je formai le projet de m’y rendre le lendemain matin, en emmenant avec moi Ernest, dont la paresse se trouverait un peu secouée par cette promenade matinale, tandis que je laisserais auprès des nôtres Fritz, qui pouvait leur être utile.

Aux premières lueurs du crépuscule, je sautai à bas de mon lit, je réveillai Ernest, prévenu la veille, et nous descendîmes l’échelle sans réveiller nos gens : nous prîmes l’âne, et nous lui fîmes traîner une grosse branche d’arbre dont je pensais avoir besoin.

MOI. « Eh bien ! mon fils, n’es-tu pas fâché que je t’aie éveillé si tôt, et n’aimerais-tu pas mieux être resté à Falken-Horst, pour tuer des grives et des ortolans ?

ERNEST. Non, mon père, j’aime mieux être avec vous. Aussi bien mes chasseurs m’en laisseront-ils encore, et je suis sûr que leur premier coup en fera fuir plus qu’ils n’en abattront dans toute leur chasse.

MOI. Et pourquoi cela, mon ami ?

ERNEST. C’est qu’ils oublieront certainement d’ôter les balles qui sont dans les fusils pour les remplacer par du petit plomb; et puis ils tirent d’en bas, sans songer que la distance du pied de l’arbre aux branches est hors de la portée du fusil.

MOI. Tes observations sont justes; mais il eut été mieux de prévenir tes frères que de te réserver le plaisir de te moquer d’eux après leur désappointement. En général, ajoutai-je, mon cher Ernest, je loue et j’estime ton habitude de réfléchir avant d’agir; mais il faut prendre garde que cette habitude, excellente en elle-même, ne dégénère en défaut. Il est des circonstances où il faut savoir prendre une résolution instantanée. La prudence est une qualité, mais la lenteur et l’irrésolution peuvent quelquefois devenir pernicieuses. Que ferais-tu, par exemple, si un ours venait soudain se jeter sur nous ? Fuir ? les ours ont de bonnes jambes : tirer ? tu risquerais de voir ton fusil rater; il faudrait se retrancher derrière ce pauvre âne, que nous sacrifierions, et alors nous trouverions le temps de fuir, ou de tirer à coup sûr. »

Nous arrivâmes cependant au rivage sans avoir rencontré d’ours qui nous mît dans la nécessité d’employer mon plan. Je me hâtai de fixer notre bois sur la branche d’arbre, toute couverte encore de petites branches et qui faisait l’office de traîneau. Nous y ajoutâmes une petite caisse échouée sur le sable, et nous reprîmes le chemin du logis, aidant l’âne, avec deux longues perches qui nous servaient de levier, à traîner sa cargaison dans les mauvais pas. En arrivant près de Falken-Horst, nous jugeâmes, aux coups que nous entendions, que la chasse aux grives était commencée; nous ne nous étions pas trompés. Les chasseurs s’élancèrent au-devant de nous dès qu’ils nous aperçurent. La caisse fut ouverte; mais elle ne nous fut pas fort utile, car elle me parut avoir appartenu à un simple matelot, et elle ne contenait que des vêtements et du linge à moitié gâtés par l’eau de mer.

Je me rendis alors auprès de ma femme, qui me gronda doucement de l’inquiétude où je l’avais laissée; mais la vue de mon beau bois et la perspective d’une claie pour transporter notre tonne de beurre l’apaisèrent bientôt. Je demandai à mes enfants combien ils avaient tué d’oiseaux, et j’en trouvai quatre douzaines. Je remarquai que ce produit n’était nullement en rapport avec la consommation qu’ils avaient faite de poudre et de plomb. Je les grondai donc de leur prodigalité, je leur rappelai que la poudre était notre plus précieux trésor, qu’elle était notre sûreté, et serait peut-être un jour notre seul moyen d’existence; je conclus à ce qu’on apportât à l’avenir un peu plus d’économie à la dépenser. Je défendis dorénavant le tir aux grives et aux ortolans, et je décidai qu’on y suppléerait par des lacets, que j’appris à mes enfants à fabriquer. Jack et Franz goûtèrent à merveille la nouvelle invention, et leur mère les aida dans ce travail, tandis que je pris Fritz et Ernest pour perfectionner avec moi la claie.

Pendant que nous étions tous ainsi occupés, il s’éleva dans notre basse-cour une grande agitation. Le coq poussait des cris aigus, et les poules fuyaient de tous côtés. Nous y courûmes aussitôt; mais nous ne rencontrâmes, au milieu des volatiles effarouchés, que notre singe. Ernest, qui le regardait du coin de l’œil, le vit se glisser sous une grosse racine de figuier; il l’y suivit aussitôt, et trouva là un œuf tout frais pondu, que le voleur se disposait sans doute à avaler. En le pourchassant dans un autre endroit, on découvrit encore quatre autres œufs.

« Ceci m’explique, nous dit ma femme, comment il se fait que nos poules, dans la journée, chantent souvent comme si elles allaient pondre, sans que je puisse jamais rencontrer d’œufs. »

Nous résolûmes alors que le petit coquin serait privé de sa liberté toutes les fois que nous croirions les poules prêtes à pondre.

Jack, cependant, était monté sur l’arbre pour placer les pièges, et en descendant il nous donna l’heureuse nouvelle que les pigeons que nous axions rapportés du vaisseau y avaient déjà fait un nid et avaient pondu. Je recommandai de nouveau de ne jamais tirer dans cet arbre, de peur d’effrayer ces pauvres bêtes, et je fis porter les piéges ailleurs, pour ne pas les exposer à s’y prendre. Cependant je n’avais pas cessé de travailler à ma claie, qui commençait à prendre tournure. Deux pièces de bois courbées devant, liées au milieu et derrière par une traverse en bois, me suffirent pour la terminer. Quand elle fut achevée, elle n’était pas trop lourde, et je résolus d’y atteler l’âne.

En quittant mon travail, je trouvai ma femme et mes enfants occupés à plumer des ortolans, tandis que deux douzaines enfilées dans une épée d’officier en guise de broche rôtissaient devant le feu. Ce spectacle était agréable, mais je trouvai qu’il y avait prodigalité, et j’en fis des reproches à ma femme : elle me fit observer que c’était pour les conserver dans le beurre, comme je le lui avais appris, et me rappela que je lui avais promis d’apporter à Falken-Horst la tonne de beurre que nous avions laissée à Zelt-Heim.

Je me rendis à son observation, et il fut décidé que j’irais immédiatement après le déjeuner à Zelt-Heim avec Ernest, et que Fritz resterait au logis. Ma défense de se servir de la poudre comme par le passé causait de vifs chagrins aux enfants. Ils s’en plaignirent pendant le repas. Franz, avec son enfantine naïveté, vint me proposer d’en ensemencer un champ, qu’il soignerait de ses propres mains, si je voulais permettre à ses frères d’user en liberté de celle que nous avions. Cette idée nous amusa beaucoup, et le pauvre petit était tout décontenancé au milieu de ces rires, dont il ne concevait pas la cause.

« Franz croit, dit Ernest, que la poudre se récolte dans les champs comme le froment et l’orge.

—    Ton frère est si jeune, répliquai-je, que son ignorance est toute naturelle. Au lieu de te moquer de lui, tu devrais lui apprendre comment se prépare la poudre. »

Cet appel à la science d’Ernest lui faisait trop de plaisir pour qu’il ne se disposât pas à satisfaire sur-le-champ nos désirs. Sa mémoire le servit à merveille : il parla tour à tour des parties constituantes de la poudre, des proportions de charbon, de salpêtre et de soufre qui entrent dans sa composition; puis des précautions inouïes que sa fabrication exige; il put facilement démontrer à ses frères que, notre provision épuisée, il nous serait impossible de la renouveler.

Nous partîmes avec la claie, à laquelle nous avions attelé l’âne et la vache, et précédés de Bill. Au lieu de suivre le chemin pittoresque des hautes herbes, nous prîmes le bord de la mer, parce que la claie glissait mieux sur le sable. Nous arrivâmes en peu de temps et sans rencontre remarquable. Notre premier soin fut de détacher nos bêtes pour leur laisser la liberté de paître. Nous disposâmes ensuite sur la claie non seulement la tonne de beurre, mais encore celle de fromage, un baril de poudre, des balles, du plomb et la cuirasse de Turc.

Occupés ainsi, nous ne nous étions pas aperçus que nos bêtes, attirées par l’herbe tendre, avaient passé le pont, et se trouvaient déjà presque hors de vue. J’envoyai Ernest avec Bill pour les ramener, et je me mis à chercher d’un autre côté un endroit favorable pour prendre un bain, que les fatigues de la marche et de nos travaux avaient rendu nécessaire. En suivant les bords de la baie du Salut, je vis qu’elle se terminait par des rochers qui, en s’élevant de la mer, pouvaient nous servir de salle de bain. J’appelai Ernest, je criai plusieurs fois, mais il ne répondit point. Inquiet de son silence, je sortis du bain pour en découvrir la cause. J’appelai encore, je courus dans la plaine, et ce ne fut qu’après quelques instants de la plus vive inquiétude que j’aperçus mon petit garçon couché devant la tente. Je craignis d’abord qu’il ne fût blessé; mais je reconnus bientôt, en m’approchant de lui, qu’il n’était qu’endormi, tandis que l’âne et la vache broutaient paisiblement près de lui; et je vis que, pour se débarrasser de la surveillance que réclamaient ces animaux, il avait enlevé trois ou quatre planches du pont, qu’il leur était de cette manière impossible de franchir.

Je le réveillai un peu brusquement : « Allons, debout, maître paresseux ! Ne rougirais-tu pas si je disais à ta mère et à tes frères qu’au lieu de m’aider tu t’es étendu à l’ombre comme un fainéant ? Lève-toi, et va promptement remplir ce sac de sel, que tu verseras dans la sacoche de l’âne; pendant ce temps je vais prendre un bain, et, lorsque ta tâche sera finie, tu y viendras à ton tour. »

Je trouvai le bain délicieux; mais j’y restai peu, afin de ne pas faire trop attendre mon petit Ernest. Je me dirigeai vers la place au sel, et je fus fort étonné de ne point l’y rencontrer. « Allons, me dis-je, mon paresseux sera encore allé s’endormir dans quelque autre endroit. » Mais soudain j’entendis sa voix dans une direction opposée. « Papa ! papa ! cria-t-il, un poisson monstrueux ! Accourez; il m’entraîne, il ronge la ficelle ! »

J’accourus plein d’effroi, et j’aperçus le petit philosophe couché sur une langue de terre, au bord du ruisseau, employant tout ce qu’il avait de forces à retenir une corde qui pendait dans l’eau, et au bout de laquelle se débattait un superbe saumon qui avait avalé l’appât. Je saisis la corde, et je le laissai regagner une eau plus profonde, où il se fatigua en efforts inutiles; puis je l’attirai dans un bas-fond, où un coup de hache mit fin à ses angoisses et à sa résistance. Nous le tirâmes sur le sable; il devait bien peser une quinzaine de livres.

Après cet effort, Ernest se déshabilla et alla prendre un bain; pour moi, j’ouvris le poisson, je le nettoyai, et je le remplis de sel pour le transporter frais à Falken-Horst. Ensuite, lorsque mon fils revint, nous attelâmes nos bêtes et nous reprîmes la route du logis.

À mi-chemin à peu près, Bill, qui nous précédait, s’élança tout à coup dans l’herbe en aboyant, et fit lever un animal assez gros qui prit la fuite en faisant des sauts extraordinaires. Bill l’ayant chassé de notre côté, je fis immédiatement feu, mais je manquai mon coup. Ernest, qui me suivait, prit tout le temps nécessaire, et visa si juste, que l’animal tomba roide mort. Nous accourûmes pour le relever, et nous restâmes quelque temps stupéfaits devant cette singulière bête, cherchant, d’après ses caractères distinctifs, à le ranger dans une classe d’animaux connus. Enfin, à son museau allongé, à sa fourrure grise et semblable à celle de la souris, et surtout à ses pattes de devant courtes, et à celles de derrière longues comme des échasses, à sa queue longue et forte, nous pûmes reconnaître le kangourou.

Ernest était tout fier de sa victoire, et son cœur se repaissait par avance des louanges que ses frères allaient lui donner.

« Mais comment se fait-il, papa, que vous ayez manqué cet animal, vous qui tirez bien mieux que moi ? J’en aurais eu de l’humeur à votre place.

—    J’en suis charmé, au contraire, mon enfant, parce que je t’aime mieux que moi-même, et que ta gloire m’est plus précieuse que la mienne. »

Ernest me remercia les larmes aux yeux, et nous nous préparâmes à transporter le kangourou Je lui attachai les quatre pattes avec un mouchoir; puis, à l’aide de deux cannes, nous le portâmes jusqu’à la claie. Je remarquai que Bill nous suivait en léchant la blessure sanglante, et je me souvins qu’il fallait saigner l’animal pendant qu’il était encore chaud, pour pouvoir le conserver intact. Nous continuâmes notre route vers Falken-Horst en causant de l’histoire des animaux rongeurs et des marques distinctives qui ont servi à les classer.

Le kangourou fournit à Ernest une foule de questions. Il s’étonnait surtout de n’avoir jamais vu dans ses livres la description d’un animal semblable. Je fus obligé de lui apprendre que le kangourou, quadrupède propre à la Nouvelle-Hollande, n’avait été encore vu que par Cook dans son premier voyage. « Les naturalistes, ajoutai-je, attendent que de nouvelles observations aient confirmé celles de l’illustre voyageur, et jusque-là ils se sont bornés à renvoyer à sa relation.

« Lorsque j’ai vu ces bonds qui t’ont frappé, ma mémoire m’a rappelé le passage de cette relation qui convient à l’animal étendu mort par ton adresse. Tu vois l’inégalité entre les jambes de devant et celles de derrière; celles de devant, qui n’ont que huit pouces, peuvent à peine lui servir à creuser la terre, tandis que celles de derrière, qui ont vingt-deux pouces, lui permettent de franchir d’un bond de grandes distances. Remarque aussi que sa tête et ses oreilles ressemblent à celles d’un lièvre; on lui a conservé le nom de kangourou, que lui donnent les naturels de la Nouvelle-Hollande. »

Nous fûmes forcés souvent d’interrompre cette conversation pour soulager nos animaux, en soulevant la claie au moyen de leviers.

Nous arrivâmes enfin, quoique un peu tard, à Falken-Horst; des cris de joie nous saluèrent de loin; mais nous ouvrîmes de grands yeux en voyant le burlesque spectacle qui nous attendait. Des trois petits garçons, l’un avait un habit de matelot qui l’enveloppait deux ou trois fois et lui tombait sur les talons; celui-ci, des pantalons qui le prenaient sous le menton, et ressemblaient à deux énormes cloches; l’autre, perdu dans une veste qui lui descendait sur les pieds, avait l’air d’un porte-manteau ambulant. Ils paraissaient cependant tout joyeux de leur accoutrement, et se promenaient fiers comme des héros de théâtre.

« Quelle farce avez-vous donc voulu nous jouer là ? » m’écriai-je après avoir bien ri de ce spectacle.

Ma femme nous expliqua comment nos trois fils avaient voulu, pendant notre absence, se donner le plaisir du bain; qu’elle en avait profité pour laver leurs habits, mais que, ces habits ne se trouvant pas secs, elle avait cherché dans la caisse repêchée la veille de quoi les vêtir provisoirement.

Après l’accès de gaieté provoqué par ce travestissement, on courut à la claie pour examiner les richesses que nous apportions, et le kangourou surtout devint l’objet de l’admiration générale. Fritz seul restait sombre au milieu de la joie universelle, et s’efforçait de combattre le mouvement de jalousie que lui inspirait une si belle proie atteinte par son frère; il le surmonta enfin, et vint prendre part à la conversation, sans que d’autres que moi l’eussent remarqué. Cependant il ne put s’empêcher de dire : « J’espère, mon père, que vous m’emmènerez avec vous la prochaine fois, au lieu de me laisser à Falken-Horst, où il n’y a à chasser que des pigeons et des grives. »

Je lui promis que le lendemain il m’accompagnerait, et peut-être pour un voyage au vaisseau; et je lui fis voir que du reste, lorsque je le laissais a Falken-Horst pour protéger sa mère et ses frères, c’était lui donner une preuve de confiance dont il devait être flatté, au lieu de m’en savoir mauvais gré. Nous nous mîmes à table avec un grand appétit. Je résolus de vider ce soir même le kangourou Je le suspendis ensuite pour le trouver frais le lendemain; puis nous allâmes prendre un repos dont nous avions tous besoin.

Johann David Wyss

Les robinsons suisses

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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