Le pilote du Danube

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Jules Verne

Le pilote du Danube

En annonçant à ses collègues réunis au Rendez-vous des Pêcheurs son projet de descendre le Danube, la ligne à la main, Ilia Brusch avait-il ambitionné la gloire ? Si tel était son but, il pouvait se vanter de l’avoir Atteint.

La presse s’était emparée de l’incident, et tous les journaux de la région danubienne, sans exception, avaient consacré au concours de Sigmaringen une copie plus ou moins abondante, mais toujours capable de chatouiller agréablement l’amour-propre du vainqueur, dont le nom était en passe de devenir tout à fait populaire.

Dès le lendemain, dans son numéro du 6 août, la Neue Freie Press, de Vienne, notamment, avait inséré ce qui suit :

Le dernier concours de pêche de la Ligue Danubienne s’est terminé hier à Sigmaringen sur un véritable coup de théâtre, dont un Hongrois du nom d’Ilia Brusch, hier inconnu, aujourd’hui presque célèbre, a été le héros.

»Qu’a donc fait Ilia Brusch, demandez-vous, pour mériter une gloire aussi soudaine ?

»En premier lieu, cet habile homme a réussi à s’adjuger les deux premiers prix du poids et du nombre, en distançant de loin tous ses concurrents, ce qui, paraît-il, ne s’était jamais vu depuis qu’il existe des concours de ce genre. Ce n’est déjà pas mal. Mais il y a mieux.

»Quand on a récolté une pareille moisson de lauriers, quand on a remporté une aussi éclatante victoire, il semblerait qu’on soit en droit de goûter un repos mérité. Or, tel n’est pas l’avis de ce Hongrois étonnant, qui se prépare à nous étonner plus encore.

»Si nous sommes bien informés — et l’on connaît la sûreté de nos informations — Ilia Brusch aurait annoncé à ses collègues qu’il se proposait de descendre, la ligne à la main, tout le Danube, depuis sa source, dans le duché de Bade, jusqu’à son embouchure, dans la mer Noire, soit un parcours de trois mille kilomètres environ.

»Nous tiendrons nos lecteurs au courant des péripéties de cette originale entreprise.

»C’est jeudi prochain, 10 août, qu’Ilia Brusch doit se mettre en route. Souhaitons-lui bon voyage, mais souhaitons aussi que le terrible pêcheur n’extermine pas, jusqu’au dernier représentant, la gent aquatique qui peuple les eaux du grand fleuve international ! »

Ainsi s’exprimait la Neue Freie Press de Vienne. Le Pester Lloyd de Budapest ne se montrait pas moins chaleureux, non plus que le Srbské Noviné de Belgrade et le Românul de Bucarest, dans lesquels la note se haussait aux dimensions d’un véritable article.

Cette littérature était bien faite pour attirer l’attention sur Ilia Brusch, et, s’il est vrai que la presse soit le reflet de l’opinion publique, celui-ci pouvait s’attendre à exciter un intérêt grandissant à mesure que se poursuivrait son voyage.

Dans les principales villes du parcours ne trouverait-il pas, d’ailleurs, des membres de la Ligue Danubienne, qui considéreraient comme un devoir de contribuer à la gloire de leur collègue ? Nul doute qu’il ne reçût d’eux assistance et secours, en cas de besoin.

Dès à présent, les commentaires de la presse obtenaient un franc succès parmi les pêcheurs à la ligne. Aux yeux de ces professionnels, l’entreprise d’Ilia Brusch acquérait une énorme importance, et nombre de ligueurs, attirés à Sigmaringen par le concours qui venait de finir, s’y étaient attardés, afin d’assister au départ du champion de la Ligue Danubienne.

Quelqu’un qui n’avait pas à se plaindre de la prolongation de leur séjour, c’était, à coup sûr, le patron du Rendez-vous des Pêcheurs. Dans l’après-midi du 8 août, avant-veille du jour fixé par le lauréat pour le début de son original voyage, plus de trente buveurs continuaient à mener joyeuse vie dans la grande salle du cabaret, dont la caisse, étant données les facultés absorbantes de cette clientèle de choix, connaissait des recettes inespérées.

Pourtant, malgré la proximité de l’événement qui avait retenu ces curieux dans la capitale du Hohenzollern, ce n’est pas du héros du jour que l’on s’entretenait, le soir du 8 août, au Rendez-vous des Pêcheurs. Un autre événement, plus important encore pour ces riverains du grand fleuve, servait de thème à la conversation générale et mettait tout ce monde en rumeur.

Cette émotion n’avait rien d’exagéré, et des faits du caractère le plus sérieux la justifiaient amplement.

Depuis plusieurs mois, en effet, les rives du Danube étaient désolées par un perpétuel brigandage. On ne comptait plus les fermes dévalisées, les châteaux pillés, les villas cambriolées, les meurtres même, plusieurs personnes ayant payé de leur vie la résistance qu’elles tentaient d’opposer à d’insaisissables malfaiteurs.

De toute évidence, une telle série de crimes n’avait pu être accomplie par quelques individus isolés. On avait certainement affaire à une bande bien organisée, et sans doute fort nombreuse, à en juger par ses exploits.

Circonstance singulière, cette bande n’opérait que dans le voisinage immédiat du Danube. Au delà de deux kilomètres de part et d’autre du fleuve, jamais un seul crime n’avait pu lui être légitimement attribué. Toutefois, le théâtre de ses opérations ne paraissait ainsi limité que dans le sens de la largeur, et les rives autrichiennes, hongroises, serbes ou roumaines étaient pareillement mises à sac par ces bandits, qu’on ne parvenait nulle part à prendre sur le fait.

Leur coup accompli, ils disparaissaient jusqu’au prochain crime, commis parfois à des centaines de kilomètres du précédent. Dans l’intervalle, on ne trouvait d’eux aucune trace. Ils semblaient s’être volatilisés, ainsi que les objets matériels, parfois très encombrants, qui représentaient leur butin.

Les gouvernements intéressés avaient fini par s’émouvoir de ces échecs successifs, vraisemblablement imputables au défaut de cohésion des forces répressives. Une conversation diplomatique s’était engagée à ce sujet, et, ainsi que la presse en donnait la nouvelle ce matin même du 8 août, les négociations venaient d’aboutir à la création d’une police internationale répartie sur tout le cours du Danube sous l’autorité d’un chef unique. La désignation de ce chef avait été particulièrement laborieuse, mais finalement on s’était mis d’accord sur le nom de Karl Dragoch, détective hongrois bien connu dans la région.

Karl Dragoch était, en effet, un policier, remarquable, et la difficile mission qui lui était confiée n’aurait pu l’être à un plus digne. Agé de quarante-cinq ans, c’était un homme de complexion moyenne, plutôt maigre, et doué de plus de force morale que de force physique. Il avait assez de vigueur, cependant, pour supporter les fatigues professionnelles de son état, comme il avait assez de bravoure pour en affronter les dangers. Légalement, il demeurait à Budapest, mais le plus souvent il était en campagne, occupé à quelque enquête délicate. Sa connaissance parfaite de tous les idiomes du Sud-Est de l’Europe, de l’allemand et du roumain, du serbe, du bulgare et du turc, sans parler du hongrois, sa langue maternelle, lui permettait de n’être jamais embarrassé, et, en sa qualité de célibataire, il n’avait pas à craindre que des soucis de famille vinssent entraver la liberté de ses mouvements.

Sa nomination avait, comme on dit, une bonne presse. Quant au public, il l’approuvait à l’unanimité. Dans la grande salle du Rendez-vous des Pêcheurs, la nouvelle en était accueillie d’une manière tout particulièrement flatteuse.

« On ne pouvait mieux choisir, affirmait, au moment où s’allumaient les lampes du cabaret, Mr Ivetozar, titulaire du second prix du poids, lors du concours qui venait de finir. Je connais Dragoch. C’est un homme.

—    Et un habile homme, renchérit le Président Miclesco.

—    Souhaitons, s’écria un Croate, du nom peu facile à prononcer de Svrb, propriétaire d’une teinturerie dans un des faubourgs de Vienne, qu’il réussisse à assainir les rives du fleuve. La vie n’y était plus tolérable, en vérité !

—    Karl Dragoch a affaire à forte partie, dit l’Allemand Weber, en hochant la tête. Il faudra le voir à l’œuvre.

—    A l’œuvre !… s’écria Mr Ivetozar. Il y est déjà, n’en doutez pas.

—    Certes ! approuva Mr Miclesco. Karl Dragoch n’est pas d’un caractère à perdre son temps. Si sa nomination remonte à quatre jours, comme le disent les journaux, il y en a au moins trois qu’il est en campagne.

—    Par quel bout va-t-il commencer ? demanda Mr Piscéa, un Roumain au nom prédestiné pour un pêcheur à la ligne. Je serais bien embarrassé, je l’avoue, si j’étais à sa place.

—    C’est précisément pour ça qu’on ne vous y a pas mis, mon cher, répliqua plaisamment un Serbe. Soyez sûr que Dragoch n’est pas embarrassé, lui. Quant à vous dire son plan, c’est autre chose. Peut-être s’est-il dirigé sur Belgrade, peut-être est-il resté à Budapest… A moins qu’il n’ait préféré venir précisément ici, à Sigmaringen, et qu’il ne soit en ce moment parmi nous au Rendez-vous des Pêcheurs !

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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