La Griffe du roi des dragons

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Conte traditionnel chinois

La Griffe du roi des dragons

Petit, est-ce que tu ne vois pas enfin revenir ta grande sœur ?… Mes pauvres yeux sont pleins de poussière et je ne vois rien.

—    Moi, grand-mère, je vois très loin. Jade Pur ne vient pas.

—    C’est vers la Montagne des Immortels qu’il faut regarder, Parfum Brûlé. Ta sœur y est montée pour cueillir des plantes médicinales.

—    Je vais aller jusqu’au tournant de la route…

L’enfant se mit à courir et bientôt sa voix aiguë cria :

—    Elle vient ! elle vient ! Mais qu’est-ce qu’elle a ?… Grand-mère ! grand-mère ! elle est folle !

L’enfant galopait tout effrayé et vint se jeter contre les genoux de la vieille femme, se cachant la figure dans les plis du vêtement. Presque aussitôt Jade Pur apparut au tournant de la route, courant à toutes jambes dans un enrôlement d’étoffe, tandis que les deux corbeilles pendues par trois cordes aux deux bouts du fléau posé sur ses épaules, bondissaient éperdument. Elle était pâle comme le jade dont elle portait le nom. Sans laisser le temps à son cœur d’apaiser ses battements, elle s’arrêta, et penchée vers l’oreille un peu dure de sa grand-mère, lui dit d’une voix entrecoupée :

—    J’ai vu et entendu des choses terribles : il faut que j’obtienne ce soir même une audience du vice-roi…

—    Une audience du vice-roi ! répéta la vieille au comble de la stupeur.

—    Il me chargera sans doute d’une mission et je serai absente longtemps.

Elle s’enfuit et de loin cria encore :

—    Au revoir !… Dites aux bonzes de prier pour moi.

—    Jade Pur ! Jade Pur ! Ne nous abandonne pas ! gémit l’aïeule qui tremblait tellement que son fagot de bois sec cliqueta sur son dos.

Et le petit Parfum Brûlé se mit à pleurer à chaudes larmes.

Le vice-roi du Fo-Kiang résidait à Liang-Kiang, la capitale de la province, et son palais magnifique, avec ses jardins et ses dépendances, couvrait une surface immense. Devant l’entrée principale, deux lions de pierre se cabraient pour soutenir une poutre de bois rouge, à laquelle était suspendu un gong énorme au métal étincelant.

Jade Pur avait gravi les marches et, haussée sur ses petits pieds, avec une violence surprenante, de ses poings fermés tapait sur le disque sonore qui flamboyait au soleil couchant.

Bien que ce gong fût placé là pour permettre au plus infime sujet de l’éveiller afin d’en appeler à la justice du vice-roi, personne n’osait jamais l’effleurer, et quand roulèrent les vrombissements formidables du bronze mêlé d’or sous les poings délicats de la jeune fille, les gardes s’élancèrent-ils, la lance levée, pour punir et chasser l’imprudent qui se rendait coupable d’une telle chose.

À travers la paix et le silence du soir, seul en un pavillon où il aimait à lire et à rêver, le vice-roi perçut les lointaines vibrations du gong de justice, et comme c’était la première fois qu’il les entendait, il eut la curiosité de savoir qui l’avait frappé et ce que réclamait ce mécontent.

C’est pourquoi Jade Pur, au lieu d’être chassée, fut conduite, par des cours, des galeries, des jardins, devant le très majestueux mandarin, et, comme il convient, tomba à genoux à quelque distance de la présence auguste.

—    Comment ! c’est toi, fillette, qui fais tout ce vacarme, à la porte de mon palais ? dit-il en marquant de son doigt une page du livre qu’il referma. Quel tort t’a-t-on fait et qu’est-ce que tu implores de ma justice ?

—    Que Votre Grandeur me pardonne, dit la jeune fille en levant ses yeux humides comme ceux d’une gazelle. Jamais ma petitesse n’aurait eu la force de réclamer même contre les pires injustices et je ne serais pas ici s’il ne s’agissait pas de Votre Grandeur et d’un service que je dois lui rendre.

—    À moi ? Qu’est-ce que tu dis ?…

—    Au noble fils de Votre Grandeur, plutôt. J’ai été témoin d’un prodige et je sais des choses que je ne devrais pas savoir.

—    Vraiment ? dit le mandarin avec un sourire un peu moqueur. Eh bien, voyons ces choses.

Jade Pur s’assit sur ses talons et les yeux à demi fermés, d’une voix haute et monotone comme si elle lisait un livre, parla tout d’une haleine :

—    Sur la Montagne des Immortels, où je cueillais des herbes précieuses, je suis montée aujourd’hui, sans m’en apercevoir, beaucoup plus haut que de coutume. Tout à coup, en ce lieu toujours désert, j’entendis des voix et je vis, par la fente d’un rocher, deux hommes, qui ne pouvaient être que des génies, examiner attentivement une haute pierre couleur d’ambre. L’un était un vieillard à cheveux blancs couvert d’un manteau blanc; l’autre un homme de belle mine dans la force de l’âge. « C’est bien ici, dit le vieillard, voici la pierre tombée du ciel ! — Alors, frappons-la, pour qu’elle devienne vivante, » répondit l’autre. Et en même temps, ils frappèrent tous les deux du plat de la main sur la pierre. Bientôt elle s’anima et un personnage, beaucoup plus grand que les deux génies, s’en dégagea, en secouant des éclats et de la poussière. Il était assez effrayant, avec une bouche lippue et une large tonsure au milieu du front, pourtant il salua respectueusement les deux hommes en disant : « Que voulez-vous de moi ? — Nous t’avons éveillé pour accomplir une mission importante : écoute bien. Il y a plusieurs siècles, le roi des Dragons, en remontant de l’abîme, se cassa et perdit une de ses griffes. Elle est demeurée depuis dans le trésor des Fils du Ciel et il a été impossible de la reprendre. Mais aujourd’hui, elle est sortie du trésor. L’empereur l’envoie dans une province désolée par la sécheresse, pour que la sainte relique y amène la pluie. Le roi des Dragons vous récompensera si vous pouvez saisir cette griffe et la lui rendre. L’empereur l’a confiée au fils du vice-roi du Fo-Kiang, avec menace de mort s’il ne savait pas la conduire où elle doit arriver. Il sera facile de dérober la relique au messager. Allez donc et hâtez-vous. » La pierre changée en homme se précipita vers la vallée et disparut. « Ce jeune homme ne saura pas défendre la relique, dit le vieillard, ni la reprendre si on la lui ravit; car il ignore, que pour mener à bien sa mission, il faudrait qu’il fût guidé par une jeune fille pure qui posséderait un éclat de la pierre vivante. » Là-dessus ils s’évaporèrent et je ne vis plus rien. Mais, poussée par une inspiration du ciel, je saisis un éclat de la pierre et je descendis en courant la montagne. Je vous supplie de m’envoyer vers votre fils, afin que je le sauve.

Le mandarin se caressait le menton et souriait d’un air incrédule.

—    J’ai écouté ton histoire, ma fille, dit-il, parce qu’elle est assez singulière; mais tu l’as certainement rêvée : rentre chez toi et ne t’inquiète plus. Mon fils n’est pas en danger.

On poussa aussitôt Jade Pur dehors et on ne s’occupa plus d’elle, car le palais était mis en rumeur par l’arrivée d’un messager.

En s’éloignant, la jeune fille était comme étourdie, elle se demandait si, en effet, elle n’avait pas rêvé… Pourtant elle tâtait la pierre suspendue à sa ceinture dans un petit sac et il lui parut qu’elle s’agitait comme une bête vivante.

Avant que Jade Pur eût perdu de vue le palais, elle entendit que l’on courait, en criant derrière elle. Un groupe de serviteurs du vice-roi la rejoignit, l’arrêta; un grand eunuque la prit dans ses bras et, rebroussant chemin, à toutes jambes l’emporta.

Elle se retrouva devant le vice-roi dont le visage était bouleversé et qui arpentait la salle fébrilement.

—    Jeune fille, jeune fille, s’écria-t-il, tu as dit vrai. Un messager de Cèdre d’Or m’apprend que l’empereur lui a confié, en effet, la plus précieuse des reliques : une griffe du roi des Dragons, pour la porter dans une pagode lointaine. Que sais-tu de plus ? Où est mon fils en ce moment ?

Jade Pur prit la précieuse pierre qu’elle portait à sa ceinture et l’approcha de son oreille. Elle entendit d’abord un murmure sourd et confus qui peu à peu se précisa et elle perçut des paroles qu’elle répéta à mesure.

—    Il est à 200 lis seulement d’ici, sur le territoire du Fo-Kiang. Il ne sait pas encore que la griffe du roi des Dragons lui a été dérobée.

—    Va, va, ma fille, dit le mandarin en trépignant d’impatience… Le cortège est prêt, les chevaux sont harnachés. Va, va, brûle la route, sauve mon fils !…

traduction: Judith Gauthier

La Griffe du roi des dragons

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