— Le tonnelier de Nuremberg —

Un conte d'E.T.A. Hoffmann

Maître Martin ou Le tonnelier de Nuremberg (1/7)

Le premier mai de l'année 1580, l'honorable corporation tonneliers de la ville libre impériale de Nuremberg, tint son assemblée solennelle des métiers, conformément à ses vieilles mœurs et coutumes. Peu de temps auparavant, un des syndics, ou, comme on les nommait, un des maîtres des cierges, avait été porté en terre; c'est pourquoi il fallait en choisir un nouveau. Le choix tomba sur maître Martin. En effet, il n'avait pas son égal pour la solidité et l'élégance de ses tonnes; personne n'entendait comme lui l'arrangement des vins dans la cave; aussi comptait-il les seigneurs les plus distingués parmi ses pratiques, et vivait-il dans la plus grande aisance, on peut même dire dans la richesse.

Lorsque maître Martin fut élu, le digne conseiller Jacobus Paumgartner, qui était à la tête de la corporation, se prit donc à dire : « Vous avez très bien agi, mes amis, de choisir maître Martin pour votre syndic : car cet emploi ne pourrait se trouver en meilleures mains. Maître Martin est estimé de tous ceux qui le connaissent, à cause de son extrême habileté et de sa profonde expérience dans l'art de conserver et de soigner le noble vin. Que son zèle vigoureux, que la vie sage qu'il mène en dépit de toute la richesse qu'il a amassée, vous servent de modèle. Soyez donc salué comme notre digne syndic, mon cher maître Martin. »

À ces mots, Paumgartner se leva de son siège et s'avança de quelques pas, les bras ouverts, attendant que maître Martin vînt à lui. Celui-ci appuya aussitôt ses deux bras sur ceux de son fauteuil et se leva avec peine, autant que le lui permit son corps bien nourri. Puis il s'avança lentement vers Paumgartner, à qui il rendit légèrement ses embrassements. « Allons, dit Paumgartner un peu étonné, allons. Maître Martin, seriez-vous mécontent du choix que nous avons fait de votre personne ? »

Maître Martin rejeta sa tête en arrière comme il avait coutume de le faire, se mit à jouer avec ses doigts sur son gros ventre, et regarda l'assemblée en ouvrant de grands yeux. « Eh ! Mon cher et digne sire, comment serais-je mécontent de recevoir ce qui m'appartient ? Qui hésite à accepter le légitime salaire de son travail ? Qui repousse du seuil de sa porte le mauvais débiteur qui vient enfin payer l'argent qu'il devait apporter depuis longtemps ? Et vous, mes chers maîtres, ajouta-t-il en se tournant vers l'assemblée, avez-vous enfin eu l'idée que moi, moi, je devais être le syndic de votre honorable corporation ? Qu'exigez-vous dans un syndic ? Doit-il être le plus habile dans son métier ? Allez, et voyez ma tonne de deux foudres, achevée sans feu, mon beau chef-d'œuvre, et puis dites si quelqu'un se peut vanter d'avoir livré un morceau semblable par la force et la beauté du travail ? Voulez-vous que votre syndic possède du bien et de l'argent ? Venez dans ma maison; je vous ouvrirai mes caisses et mes coffres, et vous vous réjouirez à l'éclat de l'or et de l'argent qui y étincellent. Le syndic doit-il être honoré par les grands et par les petits ? Demandez à nos honorables sires du conseil, demandez aux princes et aux seigneurs tout autour de notre bonne ville de Nuremberg, demandez au très digne évêque de Bamberg, demandez-leur à tous ce qu'ils pensent de maître Martin. Allons ! J’espère qu'ils n'en diront pas de mal ! »

À ces mots, maître Martin frappa avec complaisance sur son gros ventre, ferma ses yeux à demi, et, voyant que tout le monde gardait le silence d'un air grave, il reprit « Mais je remarque, et je sais bien que je dois gentiment vous remercier de ce que le Seigneur a éclairé vos esprits. Allons ! quand je reçois le prix de mon travail, quand mes débiteurs me rendent l'argent que je leur ai prêté, ne faut-il pas que j'écrive au bas du mémoire : Reçu avec remerciement, Thomas Martin, maître tonnelier en cette ville ! Soyez donc tous remerciés d'avoir acquitté une vieille dette en me nommant votre syndic et échevin. Au reste, je vous promets que je remplirai mon devoir avec zèle et droiture. Chacun des membres de la corporation me trouvera prêt à l'assister de ma personne et de mes conseils, et je prendrai à cœur de maintenir notre illustre métier dans tout son honneur et son éclat. Je vous invite, mon digne chef de métier, et vous tous, mes chers maîtres et amis, à un joyeux repas pour le prochain dimanche. Nous nous fortifierons le cœur auprès d'un verre de bon vin de Hochheim, de Johannisberg, ou de quelque noble vin qu'il vous plaira de choisir dans mes caves bien fournies, et nous aviserons à faire ce qui sera utile pour notre bien à tous ! Encore une fois, soyez tous cordialement invités ! »

Les visages des honorables maîtres, qui s'étaient visiblement obscurcis pendant le discours orgueilleux de Martin, reprirent leur sérénité, et au sombre silence qui avait régné quelques instants succéda un joyeux babil dans lequel il fut beaucoup question du mérite de maître Martin et de sa cave. Tous promirent de se trouver au repas du dimanche, et tendirent leurs mains au nouvel élu, qui les serra cordialement et pressa le chef des métiers contre son gros ventre, comme pour l'embrasser.

On se sépara gaiement et de bon accord.

Il arriva que le conseiller Jacobus Paumgartner dût passer devant la maison de maître Martin pour se rendre à sa demeure. Lorsque tous deux, Paumgartner et Martin se trouvèrent devant la porte de cette maison et que Paumgartner voulut continuer son chemin, maître Martin ôta son bonnet, et, s'inclinant autant qu'il put le faire, dit au conseiller : « Ne daignerez-vous pas venir passer quelques moments dans ma pauvre maison, mon cher et digne sire ? Permettez-moi de profiter un peu de vos sages discours. — Eh ! mon cher maître Martin, répondit Paumgartner en souriant, je m'arrêterai avec plaisir chez vous; mais pourquoi nommez-vous votre demeure une pauvre maison ? Ne sais-je pas qu'elle surpasse celle des plus riches bourgeois ? N'avez-vous pas achevé dernièrement le bel édifice qui fait de votre maison un des plus beaux ornements de notre célèbre ville ? et pour l'arrangement intérieur, je ne veux pas en parler, car il n'est pas de patricien qui ne pût s'en accommoder sans honte. »

Le vieux Paumgartner avait raison : car, dès que la porte gracieusement arrondie et embellie d'ornements d'étain se fut ouverte, on aperçut un vaste vestibule couvert de tapis bariolés, et rempli de tableaux ainsi que d'armoires et de sièges d'un bois précieux. Conformément au vieil usage, sur une tablette suspendue au-devant de la porte, on lisait une recommandation d'essuyer ses pieds et de secouer sa chaussure, écrite en vers grotesques.

La journée avait été fort chaude, l'air du soir qui pénétrait dans les chambres était plus agréable : aussi maître Martin conduisit son hôte dans la plus vaste salle de la maison, qui était une sorte de cuisine d'apparat. Chez les riches bourgeois de cette époque, on trouvait toujours une salle arrangée de cette manière et ornée d'ustensiles de ménage, destinés seulement à charmer les regards. « Rosa ! Rosa ! » s'écria en entrant maître Martin. Aussitôt une porte s'ouvrit, et Rosa, la fille unique de maître Martin, s'avança au-devant de lui.

Puisses-tu, lecteur bien-aimé, te souvenir avec vivacité, dans cet instant, des chefs-d'œuvre de notre grand Albrecht Durer ! Puissent les nobles images de ses vierges, pleines d'une grâce céleste, d'une mansuétude et d'une piété profondes, se montrer vivantes à tes regards ! Songe à leur taille délicate et élancée, à leur front blanc et arrondi, à l'incarnat qui semble tomber sur leurs joues comme une rosée, à ces lèvres fines et pourprées, à ces regards humectés de pieux désirs, à demi voilés par de sombres paupières, comme un rayon de lune par un épais feuillage; songe à ces chevelures soyeuses artistement tressées, songe à la beauté céleste de toutes ces vierges, et tu verras la charmante Rosa. Comment le narrateur de cette histoire oserait-il peindre maintenant cette céleste enfant ? Mais qu'il lui soit encore permis de citer un jeune artiste dans le sein duquel a pénétré une lueur de ces beaux jours d'autrefois. C'est le peintre allemand Cornélius, qui habite Rome. « Je ne suis ni demoiselle ni belle ! » Telle Cornélius a représenté Marguerite de Goethe au moment où elle dit à Faust ces paroles, telle devait être Rosa lorsqu'elle cherchait timidement à se soustraire à des hommages trop empressés.

Rosa s'inclina respectueusement devant le conseiller, lui prit la main et la porta à ses lèvres. Les yeux pâles du vieux sire se colorèrent subitement, et, comme les derniers rayons du jour qui jettent un vif éclat, le feu de sa jeunesse passée brilla une dernière fois dans ses yeux. « Eh ! mon cher maître Martin, s'écria-t-il d'une voix claire, vous êtes un homme bien partagé, un homme riche, mais le plus beau don que vous ait fait le Seigneur, c'est votre fille Rosa. Si nous autres vieux sires, nous ne pouvons détourner les yeux de la belle enfant, que sera-ce donc des jeunes gens qui s'arrêtent tout court quand ils rencontrent votre fille dans la rue, et qui ne regardent qu'elle à l'église, au lieu de regarder le prédicateur ? Allons, Maître Martin ! vous pourrez choisir un gendre parmi nos jeunes patriciens et partout où vous voudrez. »

Les traits de maître Martin se contractèrent et devinrent sombres; il ordonna à sa fille d'apporter une bouteille de bon vin, et, lorsqu'elle se fût éloignée, le visage brûlant de rougeur et les yeux baissés, il dit au vieux Paumgartner : « Mon digne sire, il est vrai que mon enfant est parée d'une grande beauté, et il est bien vrai aussi que le Ciel m'a fait riche; mais comment avez-vous pu parler de cela devant cette fillette ? Et, quant au gendre patricien, il n'en sera rien, s'il vous plaît. — Que voulez-vous, Maître Martin ? Quand le cœur est plein, il faut que la bouche déborde ! Croiriez-vous que mon sang appauvri se fait plus vivement sentir dans mon vieux cœur lorsque je vois votre fille ? Et je dis sincèrement ce que je pense d'elle, ce qu'elle doit très bien savoir elle-même, je ne vois pas grand mal à cela. »

Rosa apporta le vin et deux gobelets magnifiques; et maître Martin tira au milieu de la chambre une lourde table ornée de merveilleuses sculptures. À peine les deux vieillards avaient-ils pris place et rempli leurs verres que le bruit des pas d'un cheval se fit entendre devant la porte. Un cavalier s'arrêta et on entendit sa voix dans le vestibule. Rosa descendit et revint bientôt annoncer que le vieux chevalier Henri de Spangenberg était là et demandait à parler à maître Martin. « Allons s'écria Martin, voici une belle soirée, puisque ma meilleure et ma plus ancienne pratique arrive chez moi. C'est sans doute une nouvelle commande que m'apporte messire le chevalier. »

À ces mots, il courut aussi vite qu'il lui était possible de le faire à la rencontre de cet hôte si bienvenu.

Le vin de Hochheim brillait dans les coupes artistement taillées, et ranimait le cœur des trois vieillards. De temps en temps le vieux Spangenberg, qui avait conservé dans sa vieillesse toute la vivacité du jeune âge, racontait quelque joyeuse histoire de son bon temps, et égayait si bien maître Martin que son gros ventre se soulevait avec complaisance, et que le gros rire auquel il se livrait faisait couler les larmes de ses yeux. Messire Paumgartner lui-même oubliait plus que de coutume sa gravité de conseiller, et s'accommodait fort bien de la généreuse boisson et des joyeux propos. Mais, lorsque Rosa entra portant une jolie corbeille d'où elle tira une nappe blanche comme la neige nouvelle, lorsqu'elle se mit à couvrir la table de mets abondamment épicés, en priant les hôtes de son père d'excuser la mesquinerie d'un repas prépare à la hâte, les propos grivois et les rires eurent un terme. Paumgartner et Spangenberg ne cessèrent de regarder la jeune fille, et maître Martin lui-même, renversé sur son siège, les mains jointes, la contemplait en souriant avec complaisance. Après avoir prépare la table, Rosa voulut s'éloigner; mais le vieux Spangenberg, impétueux comme un jeune homme, prit la jeune fille par les deux épaules, et, la •regardant avec attendrissement, s’écria : « Ô charmante enfant ! Ô bonne et excellente fille ! » Puis il la baisa deux ou trois fois sur le front, et revint d'un air pensif prendre sa place. Paumgartner but à la santé de Rosa. « Maître Martin, dit Spangenberg lorsque Rosa se fut éloignée, Maître Martin, vous ne sauriez trop remercier le Ciel de vous avoir donné ce trésor. Il vous vaudra un jour de grands honneurs : car qui ne voudrait être votre gendre, de quelque rang qu'on soit ? — Vous voyez bien, Maître Martin, que le noble seigneur de Spangenberg pense entièrement comme moi, dit Paumgartner. — Je vois déjà la jolie Rosa en fiancée patricienne, avec un bandeau de perles dans ses beaux cheveux blonds, ajouta le chevalier. — Mes chers sires, mes chers sires, dit maître Martin avec humeur, pourquoi toujours parler d'une chose à laquelle je ne songe nullement aujourd'hui ? Ma Rosa vient seulement d'atteindre à sa dix-huitième année, et une jeune créature comme celle-là ne doit pas encore songer à son fiancé. Comment les choses se passeront-elles ? Je me confie là-dessus en la volonté du Seigneur; mais ce qui est bien certain, c'est que ni un patricien, ni personne ne touchera la main de ma fille, que le tonnelier qui se fera connaître à moi pour le maître le plus habile et le plus laborieux. Supposant toutefois qu'il plaise à ma fille : car pour rien au monde je ne voudrais contraindre ma chère enfant à prendre un mari qui ne lui plairait pas. »

Spangenberg et Paumgartner se regardèrent, remplis d'étonnement. Enfin, après quelques moments de silence, Spangenberg dit à maître Martin : « Ainsi votre fille ne doit pas choisir d'époux hors de votre classe ? — Dieu m'en préserve ! répondit Martin. — Mais, reprit Spangenberg, mais si un jeune et digne maître d'une noble profession, un orfèvre peut-être, ou même un artiste, demandait la main de Rosa, et plaisait à votre fille par-dessus tous ses rivaux, que feriez-vous alors ? — « Mon jeune ami, répliqua maître Martin en rejetant sa tête en arrière, mon jeune ami, lui dirais-je, montrez-moi la belle tonne que vous avez faite pour votre chef-d'œuvre »; et, s'il ne pouvait le faire, je lui ouvrirais amicalement la porte et je le prierais poliment d'aller tenter fortune ailleurs. — Cependant continua Spangenberg, si le jeune compagnon disait : « Je ne puis vous montrer un tel travail, mais venez avec moi sur la place du marché, et regardez cette magnifique maison dont les piliers élancés s'élancent jusqu'aux nues; c'est là mon chef-d'œuvre. » — Ah ! mon cher seigneur, s'écria maître Martin d'un ton d'impatience, que de peine vous prenez pour faire changer mes sentiments; et bien vainement, je vous assure : car, une fois pour toutes, mon gendre sera de ma profession, attendu que ma profession est la plus belle qui soit au monde. Pensez-vous donc qu'il suffise de relever les cercles autour des douves, pour qu'une tonne soit faite ?… Et n'est-ce pas une belle chose que notre état suppose l'intelligence de savoir soigner le don le plus précieux que nous ait fait le Ciel, le noble vin; qu'il nous soit réservé de lui conserver sa douceur et sa force qui nous pénètrent comme une vie nouvelle ? Pour que notre ouvrage soit parfait, ne faut-il pas d'abord tout bien calculer et bien mesurer ? Il faut que nous soyons à la fois architectes et mathématiciens pour combiner parfaitement la force et la proportion de nos tonnes. Eh ! Messire, le cœur me rit dans le ventre, quand je place une belle tonne sur les tréteaux pour l'achever, après qu'elle a été bien rabotée avec la hache, et quand les compagnons lèvent leurs maillets pour lui donner les derniers coups. On entend les outils qui retombent en cadence, clip, clap, clip, clap; c'est une joyeuse musique ! l'édifice bien mené à sa fin s'élève jusqu'au plafond de mon atelier, et je suis fier quand je prends ma griffe de fer en main pour le marquer de mon chiffre de maître, de la double Mr connue et honorée de tous les tonneliers à la ronde.

E.T.A. Hoffmann

Maître Martin ou Le tonnelier de Nuremberg (1/7)

Fregate: une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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