— Le robinson suisse —

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

On se doute bien que chacun des enfants avait envie d’un chapeau neuf, et je leur promis de m’en occuper bientôt, à condition qu’ils se chargeraient de me procurer les matériaux nécessaires. Je les avertis en même temps de chercher à découvrir de gros chardons ou quelque plante semblable, dont l’usage serait excellent pour donner à notre feutre un poli encore plus parfait. Ensuite je leur fabriquai à chacun une demi-douzaine de souricières en gros fil de fer, dont ils pouvaient se servir pour prendre des ondatras, des rats d’eau et des loutres. L’appât dont nous nous servions pour les animaux rongeurs était la carotte d’Europe, et, pour les animaux aquatiques, nous avions une espèce de sardine assez commune sur nos côtes, et dont la chair n’était pas à dédaigner pour d’aussi délicats amateurs de poisson. Par forme de plaisanterie, et pour obtenir un dédommagement de mes peines, je décidai que chaque cinquième animal pris dans les souricières m’appartiendrait de bon droit. De cette manière j’espérais me procurer bientôt les matériaux d’une nouvelle coiffure.

Les enfants acceptèrent ce marché, à l’exception de Franz, qui demanda si, possédant déjà un chapeau, il devait être soumis au tribut. Je lui fis observer qu’il était bien plus noble de reconnaître un service passé que de travailler à mériter un bienfait à venir. « Il est plus pénible, ajoutai-je, de s’acquitter après qu’avant. La dernière méthode nous séduit par une apparence de grandeur, tandis que la première ne saurait être considérée que comme l’accomplissement d’un devoir. »

L’heureux succès de la chapellerie m’encouragea à entreprendre quelque nouveau travail, et je songeai d’abord à la terre à porcelaine; mais, comme je n’en avais qu’une petite provision, je dus commencer par quelque essai sans importance avant de me livrer à ma grande entreprise.

L’argile fut aussitôt transportée dans la grotte au sel avec une table et quelques planches en guise de séchoir. Une roue de canon me servit de tour, et je me vis bientôt en état de fabriquer des vases de forme commune. Je résolus de satisfaire d’abord un désir de ma femme, qui demandait depuis longtemps des pots à lait de porcelaine pour remplacer les calebasses, dont l’usage était incommode. Tous mes préparatifs terminés, je pris une poignée de terre à porcelaine que je mêlai avec une certaine mesure de talc pulvérisé; après avoir lavé et purifié le mélange, j’étendis la pâte sur mon séchoir; puis je fis avec une portion de ma pâte un certain nombre de vases de différentes grosseurs, que je mis au feu dans un vaisseau de terre commune. Ils en sortirent blancs comme la neige et sans avoir éprouvé aucune altération; car le talc, dont j’avais mélangé ma pâte, lui avait donné assez de consistance pour résister à l’action du feu.

Je tirai du magasin la caisse de grains de verre destinée au commerce avec les sauvages, et j’en choisis un certain nombre parmi les blancs et les rouges, que je me mis en devoir de réduire en poussière à l’aide d’un marteau; puis je répandis cette poussière avec soin sur mes vases à moitié cuits. Ainsi que je l’avais prévu, l’action du feu ne tarda pas à me donner le plus bel émail qu’il fût possible d’attendre d’un système si imparfait.

Le succès de ce premier essai m’encouragea à continuer, et à mettre en œuvre le reste de ma terre à porcelaine avec le reste des grains de verre. Le résultat de ma seconde expérience fut de nous procurer six tasses à café avec leurs soucoupes, un pot au lait, un sucrier et trois assiettes. Deux pièces avaient manqué totalement : ce qui sortit du four était plutôt à la manière chinoise qu’à la véritable façon anglaise.

Ce résultat, si médiocre en apparence, m’avait coûté plus de peine qu’il n’est facile de se l’imaginer, car il avait fallu commencer par faire des moules de bois aussi délicats que mon tour grossier me le permettait. Ces modèles m’avaient servi à former des moules en plâtre, sur lesquels j’avais ensuite appliqué ma pâte; puis, après avoir laissé quelque temps mes vases sur le séchoir, je les avais exposés à la chaleur du four, dans un cylindre de terre commune. Il avait ensuite fallu laisser refroidir l’appareil plusieurs heures. Quant à la peinture, je m’étais contenté de permettre à Fritz de dessiner sur les assiettes une guirlande de feuilles vertes avec des fruits jaunes et rouges, ce qui nous sembla d’un effet très agréable à l’œil.

Faute d’une plus grande quantité de terre à porcelaine, dont la saison des pluies nous empêchait d’aller faire une seconde provision, je déclarai, à la satisfaction générale, que nous allions nous occuper du condor et de l’urubu. Les peaux furent lavées de nouveau à l’eau tiède, et recouvertes d’un léger enduit de gomme d’euphorbe, destiné à prévenir l’attaque des insectes. Je pris, pour figurer le corps, plusieurs morceaux du liège qui avait servi à la construction de notre chaloupe; les jambes et les cuisses furent formées de deux bâtons recouverts de coton. Ensuite chaque oiseau fut fixé à sa place au moyen d’une tige de laiton. Il nous manquait encore les yeux; mais n’ayant pas oublié mon expérience du matin, j’en composai deux paires avec le reste de porcelaine et de l’émail. Moyennant cette importante addition, les deux animaux devinrent l’ornement de notre cabinet d’histoire naturelle.

Il restait à s’occuper des œufs d’autruche qui n’étaient pas éclos, et dont nous nous étions bien gardés de briser la coquille. Je leur fis à tous des pieds du plus beau bois que je pus me procurer. Les uns furent destinés à recevoir des fleurs, les autres à servir de vases à boire.

Nous nous trouvions alors au milieu de la saison des pluies. La plupart de nos travaux étaient terminés, et l’éducation de l’autruche ne remplissait qu’à demi nos moments perdus. Il en résultait que les enfants allaient se trouver dans une funeste inaction, si je n’eusse songé à quelque nouveau projet pour occuper leurs heures de loisir.

Leur activité se réveilla lorsque j’eus proposé de nous occuper de la construction d’un kayak groenlandais. « Nous avons en Brausewind notre voiture de terre, s’écria Fritz; il nous faut maintenant un coche d’eau, afin de prendre enfin connaissance des bornes de notre empire, entreprise qui ne peut manquer de nous conduire à de précieuses découvertes. »

La proposition fut accueillie avec autant d’empressement qu’elle avait été faite; seulement la bonne mère demanda ce qu’il fallait entendre par un kayak; et lorsqu’elle eut appris qu’on désignait par ce nom une espèce de canot de peaux de chien de mer, elle blâma hautement notre entreprise, n’ayant pas oublié son vieux ressentiment contre l’Océan. À force d’éloquence et de prières, nous finîmes par obtenir, non pas son approbation, mais son silence, et chacun se mit à l’ouvrage avec ardeur, afin que la carcasse au moins fût prête avant le retour des beaux jours. Dans cette nouvelle construction, comme dans celle de la chaloupe, je me proposai de suivre mes propres idées relativement à la forme et à l’exécution, ne doutant pas qu’un sage Européen ne dût avoir l’avantage sur l’ignorant habitant d’une contrée glaciale.

Je commençai donc par préparer deux pièces de carène avec les deux plus grands fanons de la baleine, dont je réunis fortement les extrémités; cette carcasse grossière fut enduite de la même résine qui nous avait servi à calfater notre chaloupe. Elle avait environ douze pieds de longueur d’une extrémité à l’autre. Je pratiquai dans la quille deux entailles d’environ trois pouces destinées à recevoir des roulettes de métal, qui devaient faciliter les mouvements du canot sur la terre ferme. Les deux pièces de quille furent alors réunies par des traverses de bambou, et leurs extrémités solidement fixées de manière à présenter deux pointes, l’une à la proue, l’autre à la poupe. À chaque extrémité s’élevait une troisième pièce perpendiculaire, destinée à appuyer les sabords. Je fixai ensuite un anneau de fer au point de réunion des deux pièces de la quille, afin d’avoir de quoi tirer l’embarcation à terre, et l’attacher en cas de besoin. Les solives de ma carcasse étaient de bambou, à l’exception de la dernière de chaque côté, que je jugeai à propos de faire en roseaux d’Espagne. La forme du bâtiment était bombée, et les sabords allaient en s’abaissant vers l’avant et l’arrière. Enfin le bâtiment était recouvert d’un pont, sauf une étroite ouverture au milieu, destinée à servir de siège, et entourée d’une balustrade de bois léger, sur laquelle le manteau du rameur pouvait s’ajuster de manière à le dérober à tous les regards, et empêcher les vagues de parvenir jusqu’à lui. Dans l’intérieur de l’ouverture, j’avais disposé une espèce de banc pour le rameur, qui pouvait s’y asseoir lorsqu’il était fatigué de demeurer à genoux. Ceci était une modification au système groenlandais; car au Groenland le rameur est obligé de demeurer accroupi ou de s’asseoir les jambes étendues, position pénible et peu favorable au déploiement des forces qu’exige la manœuvre d’un pareil bâtiment.

Johann David Wyss

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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