J’aime à payer ce que vaut une chose;
Mais je répugne à la payer deux fois :
Je suis piqué, je l’avoue et je crois
Devoir vous en dire la cause.
Madame, à deux pas du logis
Rencontrant une bouquetière,
Je l’aborde et lui dis : — la mère,
Faites vite un bouquet. Nous convenons du prix.
Pour qu’il soit plutôt fait je la paie d’avance.
Elle aussitôt détache une botte de fleurs.
Dieu sait avec quelle élégance
Elle assortit leurs diverses couleurs !
De feuilles d’orangers galamment décorées,
Pour en faire un bouquet il lui manque un lien :
Comme elle l’achevait, ne s’attendant à rien;
Ne voilà-t-il pas les jurées
Qui viennent tout à coup saisir son pauvre bien !
Elles sautent sur l’inventaire
S’emparent des bouquets sans oublier le mien.
Ma marchande se désespère,
Et ne voyant aucun moyen
Pour accommoder cette affaire,
D’un coup de pied en jette une par terre,
Bat les deux autres comme un chien,
Puis s’enfuit ne pouvant mieux faire.
Quel scandale pour moi ! je crois que la colère
Fait oublier qu’on est chrétien !
De leur frayeur ces trois dames remises
S’en vont pestant d’avoir reçu des coups,
Je les arrête et je leur dis : — tout doux !
Dans les fleurs que vous avez prises
Je réclame un bouquet que j’ai payé… — “Qui ? vous ?”
— Oui, moi; tâchez de me le rendre.
— “Monsieu l’a dit, on l’y rendra :
— Qu’il est genti ! — Y s’fache ! — Y rira :
— Sa bouche commence à s’fendre;
Ce s’rait ben dommage de l’pendre
Car il paraît qu’il grandira.”
— Vous m’insultez, leur dis-je, je vais vous apprendre
Qui je suis. — “Ah ! comme il nous l’apprendra !
Mon double cœur ! quand tu serais le gendre
Du diable qui t’emportera;
Pince donc c’bouquet si tu l’ose…
— Donnez-ly du vinaigre, y n’aime pas l’eau rose.
— Qui je suis… — Eh ! qu’es-tu donc avec ton grand chapiau,
Ton habit qui se meurt ! et ta fameuse épée !
— C’est”, dit l’autre, “un seigneur, un cadet du châtiau
Qu’est tout vis-à-vis la Rapée.
Il grince des dents ! ah j’ai peur !
Parlez donc, monsieu la terreur,
Faites donc pas comme ça ? ça gâte l’visage.
Jérusalem ! saint Jean ! mon doux Sauveur !
Qu’il est dégourdi pour son âge !
Trois poulets d’Inde et pis monsieur
Feraient un fringant attelage !”
Elles en auraient dit encore davantage;
Mais la troisième, par bonheur
Lui dit : — “Finis, tu fais trop de tapage,
Quand on ne te dit rien, t’es bien fière en caquet,
Qu’est-ce qu’il t’a fait, ce jeune homme.
Et pis qu’il l’a payé, donne-ly son bouquet.
— Son bouquet !… crac, il l’aura comme…
Tu m’entends ben ? qu’i nous donne dix sous.”
— Ah ! dis-je, les voilà; que ne me disiez-vous !
Lors de ma bonne foi toutes trois interdites,
Me donnent des œillets par-dessus le marché.
— “Parlez donc mon poulet ? vous n’êtes pas fâché
Contre nous autres ? pas vrai, dites !”…
— Moi ? point du tout. — “Adieu donc not’bourgeois
J’l’avons trop ahury; ça me fait de la peine,
Je devrions toutes les trois
Ly faire dire une neuvaine…
— Tu gouailles toi : mais moi si j’étais reine,
Il serait godard dans neuf mois.”
— Madame, telle est l’aventure
De ce bouquet si longtemps contesté;
Si de vous il est accepté,
Malgré l’argent, le courroux et l’injure,
Il ne sera pas trop cher acheté.