La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

En montant l’escalier de l’infirmerie, il se disait :

—    Je me suis bien battu pour un seul bras cassé ! Saint-Michel archange ! la bonne nuit ! Si on avait pu conter, par-ci par-là, une petite aventure, je dis que la fête n’aurait pas eu sa pareille ! Et cela me fait souvenir de l’histoire d’Olivier Jicquel, le bossu de Plestin, que je vais narrer par le menu au frère infirmier pour me refaire un peu la langue !

Le dix-huit juillet de l’an 1450, vers neuf heures du matin, une cavalcade suivait la route d’Ancenis à Nantes, le long des bords de la Loire.

Il faisait un temps sombre et pluvieux. La magnifique rivière coulait morne et sans reflet sous le ciel noir. La cavalcade se composait d’un chevalier, d’un homme d’armes et d’une jeune dame. Quelques gens de service suivaient.

Quand la cavalcade arriva aux portes de Nantes, les gardes inclinèrent leurs hallebardes avec respect devant le chevalier, qui était d’un grand âge.

La cavalcade passa.

Les gardes se dirent :

—    Voici monsieur Hue de Maurever qui vient prendre sa revanche contre le duc François.

Et le moment était bien favorable, en vérité. Le duc François se mourait d’un mal inconnu, dont les premières atteintes s’étaient déclarées en la ville d’Avranches, le soir du service funèbre célébré dans la basilique du mont Saint-Michel, pour le repos et le salut de l’âme de monsieur Gilles de Bretagne.

Le 6 juin de la même année de grâce, quarante jours en ça. Le duc François avait tenu cour plus brillante que jamais prince breton.

Mais par la ville on disait que la cour du duc François entourait maintenant monsieur Pierre de Bretagne, son frère et son successeur.

Quelques vieux serviteurs restaient auprès du lit où le malheureux souverain se mourait, avec madame Isabelle d’Écosse, sa femme et ses deux filles.

Par la ville, on disait encore que le doigt de Dieu était là.

Devant la justice du châtiment, l’ingratitude des courtisans disparaissait aux yeux de la foule.

Nantes était alors la capitale de ce rude et vaillant pays qui gardait son indépendance entre deux empires ennemis : la France et l’Angleterre.

Nantes était une ville noble, mirant dans la Loire ses pignons gothiques, et fière d’être reine parmi les cités bretonnes.

La cavalcade allait sous la pluie, dans les rues bordées de riches demeures.

Monsieur Pierre de Bretagne habitait l’hôtel de Richemont, ancien fief de son frère Gilles.

À la porte de l’hôtel, il y avait foule d’hommes d’armes et de seigneurs, qui se tournaient, comme il convient à la sagesse humaine, du côté du soleil levant.

Hommes d’armes et seigneurs se dirent aussi en voyant passer la cavalcade :

—    Voici monsieur Hue de Maurever qui vient prendre sa revanche contre le duc François. Et n’était-ce pas justice ?

Le duc François l’avait traqué comme une bête fauve. Le duc François avait mis sa tête à prix !

La ville était triste. Les ruisseaux fangeux roulaient à flots une eau grisâtre. Les murs des maisons, détrempés par la pluie, donnaient aux rues un aspect lugubre.

Les cloches de la cathédrale tintaient un carillon à basse volée qui prolongeait ses vibrations monotones et funèbres.

À peine voyait-on, à de larges intervalles, un pauvre homme ou un bourgeois emmitouflé se risquer sur le pavé mouillé.

Mais, sur le pas des portes et sous les porches, les commérages allaient leur train, et partout on entendait, comme si ç’avaient été les paroles de ce chant dolent radoté par les cloches :

—    Le duc se meurt ! le duc se meurt ! Monsieur Hue pressait la marche de sa monture. À ses côtés chevauchait Reine, qui était bien pâle encore de sa blessure, mais qui était belle comme les anges de Dieu.

Aubry suivait Reine.

À deux jours de là, l’église d’Avranches s’était illuminée pour une douce fête : le mariage d’Aubry de Kergariou avec Reine de Maurever. Mais la bénédiction nuptiale n’avait point été prononcée. Une heure avant la messe, un religieux du couvent de Dol avait dit à monsieur Hue :

—    J’arrive de Bretagne. Notre seigneur le duc François attend sa fin le dix-huitième jour de juillet, terme de l’appel qui lui fut donné par vous au nom de feu son frère. Notre seigneur souffre bien pour mourir. Ses amis l’ont abandonné. Sa dernière heure sera dure.

Monsieur Hue ordonna qu’on éteignît les cierges, et fit seller son cheval — Enfants, dit-il à Reine et à Aubry, vous avez le temps d’être heureux. Il partit. Et il arrivait à Nantes juste le dix-huitième jour de juillet, terme de l’appel. Il était dix heures du matin quand la cavalcade passa devant le palais ducal. Monsieur Hue mit pied à terre au bas du perron avec sa fille et Aubry de Kergariou. Il entra sans prononcer une parole et prit tout droit le chemin connu de la chambre ducale.

Sur les marches de l’escalier où jadis sonnait, tout le jour durant, le pied de fer des sentinelles, il y avait un petit enfant qui pleurait.

Le petit enfant pleurait, parce que deux beaux chiens de courre, de ceux qu’on appelait fidéliens, et dont les statues de marbre sont aux pieds des ducs de Bretagne, couchés sur leurs tombeaux, refusaient de jouer avec lui.

Les deux chiens étaient étendus, le col allongé, la tête renversée, et hurlaient plaintivement.

Hue de Maurever s’arrêta. Son cœur se serrait. Cette solitude avait quelque chose de poignant et de terrible, pour l’homme qui avait vu à d’autres époques le palais ducal encombré d’or et d’acier retentir de bruits si joyeux.

—    Monseigneur le duc est-il en son réduit ordinaire ? demanda-t-il à l’enfant.

—    Monseigneur le duc est à l’hôtel de Richemont, répondit celui-ci sans hésiter; quand il va venir ici, les chiens sauteront et l’on pourra jouer. Je parle du duc Pierre, qui se porte bien, oui !

—    Le duc François est-il donc déjà mort ?

—    Oh ! non ! répliqua l’enfant avec un soupir; on disait qu’il mourrait ce matin, mais il ne meurt pas encore ! Monsieur Hue monta les degrés.

Aubry et Reine le suivirent, la tête baissée. L’enfant disait :

—    Oui, oui, le duc Pierre se porte bien ! Il amènera des soudards; il leur donnera du vin. Les soudards chanteront; les chiens sauteront, et l’on rira !

Tout ragaillardi par cette pensée, le blond chérubin fit la cabriole sur les dalles du vestibule et cria :

—    Maître Guinguené ! as-tu bientôt fini de souder le cercueil ? Maître Guinguené était plombier juré de la cour. Monsieur Hue le trouva sur le palier, soudant avec soin le cercueil où l’on allait mettre le duc François. Le duc François, de sa chambre, pouvait entendre le marteau du maître Guinguené, plombier de la cour. Monsieur Hue poussa la porte des appartements.

Les ducs de Bretagne étaient des souverains puissants, plus puissants que ces fameux ducs de Bourgogne, dont le roman historique et l’histoire romanesque ont enflé à l’envi l’importance.

La cour de Bretagne était une des plus brillantes cours du monde.

Ce palais silencieux et désert, où le plombier soudait sa boîte mortuaire en fredonnant, parlait si haut des vanités humaines que toute réflexion serait superflue.

Dans les appartements, ornés avec magnificence, il n’y avait personne.

Seulement, trois femmes priaient devant l’autel du petit oratoire gothique.

C’étaient Isabelle d’Écosse, la duchesse régnante, et ses deux filles.

Au bruit que firent en entrant monsieur Hue, Reine et Aubry, madame Isabelle se retourna.

Elle laissa échapper un geste d’effroi.

—    Oh ! messire Hue, dit-elle en pleurant, c’est le quarantième jour. Vous n’aurez pas besoin de répéter votre appel impitoyable !

Les deux jeunes filles se cachaient derrière leur mère. Cet homme était pour elles le messager de la colère de Dieu. Hue de Maurever prit la main de la duchesse et la baisa respectueusement.

—    Madame, répliqua-t-il, j’ai suivi les ordres de mon maître mourant. Maintenant, je suis l’ordre de Dieu, qui m’a dit par la voix de ma conscience : Va vers ton seigneur abandonné. Fais avec ta famille une cour à son agonie.

—    Est-ce vrai, cela, messire ? s’écria Isabelle, qui se redressa.

—    Je suis bien vieux, madame, et je n’ai jamais menti.

Par un mouvement plus rapide que la pensée, la duchesse, se baissant à son tour, mit ses lèvres sur la rude main du chevalier.

—    Allez ! allez, dit-elle; notre seigneur a grand besoin d’aide à l’heure de sa mort.

Paul Féval

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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