— Le carrosse aux deux lézards verts —

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (4/15)

Les petites ne se tenaient pas de joie. Leur mère demeurait pétrifiée.

Le père, lui, faisait le malin, et, sur le chemin du retour, il dit :

—    Que serait-ce si je vous parlais du carrosse et des lézards verts !…

—    Tais-toi, lui dit sa femme; j'en ai assez, et attendons le grand jour.

Elle pensait encore, en son for intérieur, que tout cela était songe et fantasmagorie et que la forêt se retrouverait au matin dans l'état où on l'avait toujours vue.

Cependant, elle dormit mal ou ne dormit point, et elle fut debout de bonne heure. Elle sortit aussitôt : les deux pavillons étaient là, sous la saine lumière du jour comme sous la lueur de la lune propice aux enchantements.

Quant à y envoyer ses deux fillettes, ah ! non.

Alors le père annonça qu'il les y conduirait lui-même, que d'abord c'était chose convenue avec « ces dames », et secondement qu'il ne se souciait pas de revoir venir au-devant des petites le carrosse avec ses lézards.

—    J'ai eu moins de terreur, dit là-dessus la mère Gilles, en entendant autrefois un père capucin décrire les cavernes de l'Enfer, qu'en voyant, de mes yeux, s'accomplir de petites choses quasi comiques, mais qui confondent l'entendement…

Le lendemain était un dimanche. On habitait ici trop loin de tout pour songer à aller à la messe, aussi n'y assistait-on que le jour de Pâques. Dès le matin, quoiqu'il n'imaginât point de leçon qui fût possible un tel jour, le père Gilles estima que les convenances exigeaient des petites une visite à leurs maîtresses.

On vêtit les bessonnes de leurs plus beaux atours, et on les regarda s'éloigner, unies par la main, vers les grilles que l'on avait touchées la veille au soir et d'où était tombé Minou. Il fallait la présence de Minou là-bas, où le chat semblait comme chez lui, — voire mieux, puisqu'il y restait, — pour rassurer la mère qui, par ailleurs, croyait envoyer ses filles au sacrifice.

Les bessonnes revinrent presque aussitôt et elles dirent qu'à l'un comme à l'autre pavillon elles avaient été accueillies par un domestique en livrée, et galonné, qui leur avait appris très poliment que ces dames étaient pour l'heure à la ville, mais ne tarderaient pas à rentrer. Les petites avaient vu Minou dans la cour, en train de se pourlécher les babines auprès d'un bol de lait.

—    Comment ces dames sont-elles dès le matin à la ville et vont-elles rentrer tout à l'heure ? se demanda la bûcheronne.

Sur quoi son mari souriait dans sa barbe.

Il ne quitta pas des yeux les deux grilles, étant de loisir ce jour-là. Vit-il quelque chose ? ne vit-il rien ? Une heure après, toutefois, il commanda aux petites de retourner là-bas.

Et, cette fois-ci, les petites ne reparurent qu'après une heure écoulée. Elles étaient entières; elles étaient fraîches et de bonne humeur. Et, de plus, elles étaient frisées.

La mère leva les deux bras au ciel. Elle n'avait jamais jugé ses deux filles aussi jolies. Elle avait eu aussi, secrètement, grand émoi.

Mais il s'agissait bien de cela, à présent !

Il s'agissait de faire taire les bessonnes qui ne tarissaient pas, ou bien d'en faire au moins taire une, afin qu'on pût entendre l'autre.

L'une disait que d'abord elle avait vu un perroquet. L'autre en même temps disait qu'on lui avait fait prendre un bain.

—    Un bain ?

—    A moi aussi, s'écriait l'autre. D'abord, moi aussi j'ai vu un perroquet.

—    Tais-toi, faisait le père. Laisse parler Gillette !

Et Gillette disait :

—    J'ai vu un perroquet… un beau perroquet vert qui faisait comme ça : « Bonjour ! bonjour ! ah quel beau temps ! mais qu'il fait donc beau !… »

—    Mais non ! interrompait Gillonne, ce n'est pas ça qu'il disait; il disait : « Voilà qu'il pleut… Sacré pays de chien !… »

—    Tais-toi ! faisait Gilles; laisse parler ta sœur. Et d'abord : avez-vous vu le même perroquet ?

—    Non, dit Gillette, puisque je n'étais pas dans le même pavillon…

—    Si, dit Gillonne, puisque mon perroquet était tout vert comme le sien !

—    Voyons ! entendons-nous; vous a-t-on séparées l'une de l'autre ?

Sur ce point, on finit par s'accorder, quoique les deux récits parallèles fussent encombrés de détails. Mais on en vint à un certain moment qui semblait hors de débat, et c'était celui de la séparation, attendu que l'une des sœurs était passée du premier pavillon dans le second, tandis que l'autre n'avait pas fait ce voyage. La difficulté, qui s'expliqua par la suite, venait de ce qu'on n'avait point pris l'enfant par la main pour la faire sortir du premier pavillon et la conduire au second, mais qu'on l'avait priée de s'engager en des escaliers et des couloirs. Il en résultait que les pavillons communiquaient entre eux par quelque galerie souterraine.

Une fois séparées, par les soins d'une femme de chambre, elles avaient été l'une et l'autre enfermées dans une belle pièce où un perroquet, sur sa tige de bois, répandait le chènevis à plus d'un pas à la ronde. Et le perroquet de Gillette disait, ou à peu près, entre autres choses : « Qu'il fait donc beau ! » tandis que celui de Gillonne disait : « Quel sacré temps ! »

Ensuite on les avait priées de prendre un bain. Puis, par les soins de la femme de chambre, toutes deux s'étaient vu peigner et friser.

—    Et après ? leur demandait-on.

—    Oh ! après, on les avait introduites dans une pièce encore plus belle où se tenait une dame.

—    Une dame en cheveux jaunes, dit Gillette.

—    Non pas ! en cheveux gris, rectifiait Gillonne.

—    Puisque ce n'était pas la même ! dit le père.

—    La dame a dit qu'elle arrivait de la messe, qu'elle avait vu le duc, la duchesse et quantité de gens, que l'église était remplie de beau monde et que monsieur le curé avait prononcé un sermon digne de Bossuet…

—    Elle a dit, rapporta Gillonne, qu'elle était arrivée à l'office un peu en retard, parce que sa sœur et elle étaient paresseuses et le cocher aussi… Elle a dit qu'elle pensait que les gens de la ville étaient eux-mêmes peu du matin, car l'affluence était mince et composée de fretin, enfin que le curé, d'ailleurs bon homme, prêchait comme une savate.

—    Ça, c'est exact, dit Gilles; il cherche ses mots, comme quelqu'un qui, le matin, n'a pas encore tué le ver.

—    Je vois, opina la mère, que ces deux dames ne regardent pas les choses du même oeil.

—    Il y en a une qui voit clair, dit Gilles.

—    Peut-être qu'il vaut mieux voir beau, dit la mère Gilles. Mais, par quel moyen ces dames ont-elles pu se rendre à la messe… et être de retour ?

Le bûcheron ricana.

—    Oh ! toi, tu veux toujours avoir l'air de savoir les secrets…

—    Moi, dit Gilles, on m'a assez tourné en dérision, il y a de cela six ans, lorsque j'ai vu la fée Malice; je verrais le bon Dieu entouré de ses saints, que je n'en soufflerais mot.

En attendant, les petites savaient déjà la moitié de leur alphabet, et elles traçaient des lettres majuscules et minuscules, avec un morceau de charbon, sur les murailles et sur tous les objets.

Gillette affirmait que c'était facile et qu'elle saurait écrire au bout de huit jours. Gillonne trouvait que ce n'était pas si aisé et qu'il faudrait des mois avant qu'elle fût en état d'adresser une lettre à sa marraine.

Entre elles, elles s'entretenaient surtout des perroquets.

Les pavillons, les deux dames, les perroquets et la leçon étaient sujets de colloques animés, sous le toit des Gilles, quand, l'après-midi, les amis bûcherons et bûcheronnes se présentèrent pour manger les rôties et le pain perdu.

On parla des dames, des perroquets, des pavillons et de la leçon. Une idée neuve ne se loge pas plus sûrement dans le cerveau des hommes qu'une balle tirée à cinq cents pas. Il fallut un certain temps pour que l'un des bûcherons en fût atteint.

—    Ah ! çà, de quoi est-il question ici ? Êtes-vous point devenus fous, compère et commère ?

De quoi compère et commère parurent beaucoup plus étonnés qu'ils ne l'avaient été en découvrant eux-mêmes pavillons et tout ce qui s'ensuit.

—    Mieux vaut parler de ce qu'on voit que de traiter de billevesées, dit Gilles.

Les bessonnes allaient de l'un à l'autre, racontant leur matinée et parlant de leurs perroquets. Il n'y eut pas jusqu'à Minou qui, revenu à domicile pour les friandises du dimanche, ne fût pris à témoin : il passait, lui, ses nuits là-bas; il était tombé en boule, hier au soir, du haut de la grille du pavillon de gauche…

« Du pavillon de gauche ! »… s'écria un des bûcherons en poussant un juron à faire damner toute la province; puis il se mit à rire de telle manière que tous les bûcherons, autour de lui, pris de gaîté, s'esclaffèrent et dansèrent une ronde autour du père et de la mère Gilles, et leurs sabots rythmaient le pas sur le sol de terre desséchée. La marmaille les imitait dans les coins. Et Minou, grimpé sur la huche, la queue droite, le dos arrondi, les regardait de ses yeux de braise.

Sans protester, sans mot dire, le père Gilles, en reconduisant tout son monde, l'inclina du côté des deux pavillons, et quand l'on fut en vue de ceux-ci, au point d'en pouvoir compter les vitres, il dit simplement :

—    Vous voyez : il n'y a pas loin pour les petites à venir prendre leur leçon…

Aucun des hommes, aucune des femmes qui se trouvaient là ne voulut ni paraître étonné, ni surtout avoir nié une vérité évidente. Ils firent :

—    En effet, en effet…

Et leur petite troupe s'achemina, en se divisant, pour laisser au milieu l'espace occupé par les deux pavillons que chacun voyait. Mais ces paysans ne les regardaient pas trop, soit que ce voisinage leur donnât la chair de poule, soit qu'ils fussent résolus de dissimuler leur dépit ou leur stupeur.

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (4/15)

Fregate: une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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