— Paul Féval —

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Paul Féval

La Fée des grèves

Parlons de maître Vincent Gueffès.

Front étroit, vaste nez, bouche fendue avec une hallebarde. Dans cette bouche, une mâchoire monumentale, haute, large, solide et ressemblant à ces belles mâchoires antédiluviennes, à l’aide desquelles, quatre cents ans plus tard, les savants devaient reconstruire tout un monde.

La mâchoire de maître Vincent Gueffès, retrouvée par hasard, a dû conduire tout droit à l’idée du mastodonte.

Beaux petits yeux ronds, doucement frangés de rouge, cheveux couleur de poussière, longue taille maigre et droite dans une houppelande faite pour autrui : tel se présentait maître Vincent Gueffès.

Simon Le Priol avait coutume de dire qu’il n’était point laid. Simon Le Priol avait raison, en ce sens que maître Gueffès était affreux.

Du reste, point d’âge. Vous savez, ces bonnes gens ont de vingt-cinq à soixante ans. Passé soixante ans, ils rajeunissent.

Eh bien ! avec cela, maître Gueffès était bas-normand des pieds à la tête. Il avait de l’esprit comme quatre malins de Domfront, sa patrie. Or, un malin de Domfront vaut quatre finauds de Vire qui valent chacun quatre citrouilles de Condé-sur-Noireau, ville où les huîtres naissent à vingt lieues de la mer !

Maître Gueffès était le rival du petit Jeannin, le coquetier. Il trouvait Simonnette charmante, et quand il songeait à la dot de Simonnette, sa mâchoire toute entière se montrait en un épouvantable sourire.

Maître Gueffès ne mendiait jamais aux environs de Saint-Jean. D’ailleurs, mendier, en ce temps, c’était tout bonnement prendre sa part de certaines largesses périodiques. Maître Vincent Gueffès allait quérir sa soupe à la distribution du monastère; il criait noël sur le passage des seigneurs; mais ce n’était pas un gueux.

On savait bien qu’il avait quelque part un sac de cuir qui motivait amplement la bienveillance de Simon Le Priol.

Le pauvre petit Jeannin était peureux comme un lièvre. Oh ! sans cela maître Gueffès aurait eu son compte !

Et maintenant, reste-t-il quelqu’un à décrire autour de la grande cheminée ? À part Simon le métayer, Fanchon la métayère, Simonnette. Gueffès et le petit Jeannin, il n’y a guère que des comparses : Joson le vannier, Michon la buandière, quatre Mathurin, autant de Gothon, une Scolastique et deux Catiche. N’oublions pas cependant la Rousse et la Noire, les deux belles vaches, commodément vautrées à l’autre bout de la chambre, et trois gorets (sauf respect), grognant sous la table même.

La veillée allait bien. La cruche au cidre circulait assez vivement, escortée de l’écuelle commune. Fanchon, la digne métayère, à cause de la solennité de la Saint-Jean, savourait toute seule une tasse d’hypocras.

Les rouets chômaient, les fuseaux de même. Les quatre Gothon étaient lasses de jouer à la main chaude avec les quatre Mathurin.

Le petit Jeannin, les pieds nus dans les cendres, laissait passer l’écuelle sans y mouiller ses lèvres et regardait Simonnette tant qu’il pouvait.

Dans sa blonde tête, il brodait de mille manières diverses ce thème invariable : Si j’avais cinquante écus nantais !

Maître Vincent Gueffès se taisait, comme devraient faire tous les bas-normands d’esprit.

Simonnette riait avec l’un, avec l’autre, avec tous, l’heureuse fille. En ce moment, elle écoutait Simon Le Priol, son père, qui contait une histoire.

Une belle histoire, car vous eussiez entendu la souris courir dans la salle basse de la ferme.

—    Voilà donc qu’est comme ça, mes vrais amis, disait Simon; le chevalier était de quelque part par là en Léon ou en Cornouailles, du côté de la Bretagne bretonnante, comme on l’appelle, à cause qu’on y parle baragouin.

Il venait en la ville de Dol pour voir sa mère ou autre chose, je ne sais pas. Voilà qu’est comme ça.

Ils couchaient trois dans la même chambre, à l’hôtellerie des Quatre Besans d’Or, sous le couvent des Minimes, au bout de la Rue-qui-Tourne : un Français, un Normand et le chevalier breton, qui fait trois, comme je vous le dis.

Avant de s’endormir, c’est pourtant vrai, ce que je vous fais là, le Français chanta une antienne luronne, le Normand compta les angelots de son escarcelle, et le Breton récita ses prières.

Faut pas mentir ! le Français dit au Normand :

—    Combien as-tu dans ton sac, mon compagnon ?

—    Cent sols de la monnaie de Rouen et trois ducats de Flandre, répondit le Normand.

—    Veux-tu les jouer aux dés en quinze passes contre cent sols parisis et trois anneaux de ma chaîne d’or ?

Le Normand ferma son escarcelle et la mit sous son oreiller.

—    Tu ne veux pas ? repris l’enragé Français; eh bien ! buvons-les s’il ne te plaît pas de les jouer.

—    Mes chers compagnons, interrompit ici le Breton, je vous prie de me laisser dire mes oraisons… Passe-moi l’écuelle, Mathurin !

Ce n’était autour du cercle, que bouches béantes et regards curieux. Simon Le Priol but un large coup et poursuivit :

—    Nous n’y sommes pas, mes bonnes gens ! Oh ! mais non ! Vous allez voir bientôt ce que fit la Fée des Grèves. Attention !

Paul Féval

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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